Témoignage«Il y a une obsession en Russie: celle de combattre des nazis»
Polonaise vivant à Fribourg, Renata Cudré-Mauroux a réussi l’exploit d’atteindre Kiev la semaine dernière pour y amener du matériel. 5000 kilomètres aller et retour. «Ils manquent de tout!» déplore-t-elle.
- par
- Eric Felley
Il fallait avoir du cran pour faire ce voyage vers la guerre. Partie de Fribourg, vendredi 18 mars, pour rejoindre Kiev, Renata Cudré-Mauroux et un ami chauffeur ont fait l’aller-retour de 5000 kilomètres en une semaine. D’origine polonaise, Renata Cudré-Mauroux a appris le russe à l’école et parle aussi l’ukrainien. Après avoir traversé la Pologne, elle a obtenu un laissez-passer pour entrer en Ukraine en direction de Kiev, 600 kilomètres plus loin. Rares sont les étrangers qui peuvent encore entrer dans le pays.
«Dès que l’on franchit la frontière, raconte-t-elle, les contrôles routiers sont assez stressants et soumis à une procédure très stricte qu’il faut absolument respecter pour éviter de se faire arrêter. La loi martiale est de vigueur, chaque geste mal interprété peut être fatal. À l’approche de Kiev, on doit prendre des itinéraires très secondaires, pas des autoroutes, pas par des routes principales».
Guidée par un «volontaire»
Ce n’est pas la première fois qu’elle se rend en Ukraine, depuis les événements de 2014 et la crise dans le Donbass. Elle connaît bien ce qu’on appelle en Ukraine les «volontaires» qui suppléent en partie à l’armée régulière. Un d’entre eux lui a servi cette fois de guide. Elle est partie sans craindre le danger: «Je n’y ai pas réfléchi, j’avais décidé d’y aller. La situation est risquée, certes, il peut y avoir des imprévus, des guets-apens. Tout peut changer d’heure en heure et chaque district a maintenant ses propres règles».
«Il fait nuit partout»
Sa grande crainte était de tomber en panne de carburant au milieu de nulle part: «Les villages sont rares, les habitants ont peur. Il fait nuit partout, les routes sont extrêmement mauvaises. Au lieu d’une patrouille ukrainienne, je pouvais rencontrer des Russes et disparaître avec mes deux compagnons de route. Il fallait absolument éviter le contact avec les forces russes. Même après un bref stop dans un village, la police est arrivée rapidement. C’est compréhensible, mais on ne pouvait pas passer une nuit tranquille. Voyager ainsi est long et pénible».
Première vague d’exode passée
Elle constate d’abord que la première vague d’exode est derrière: «J’ai vu très peu de réfugiés à la frontière. Ceux qui voulaient partir l’ont fait. Les autres sont restés pour résister. Mais il pourrait y avoir un deuxième exode, si l’armée russe intensifie ses combats vers l’ouest. Une fois entré en Ukraine, on trouve encore un peu de nourriture dans les magasins, mais plus on avance vers l’est, même pour l’essence tout est compliqué, ils manquent de tout.»
Ces dernières semaines, elle a récolté des médicaments en Suisse, des affaires pour bébés et du matériel de toute sorte afin de les acheminer là-bas. Son bus a réussi à atteindre l’hôpital militaire de Kiev au milieu de la semaine dernière, déjouant la présence russe autour de la capitale: «Nous sommes les premiers à arriver ici depuis la Suisse. Le plus dur était de constater que l’hôpital à Kiev dispose de très peu de moyens. C’était dur de regarder des volontaires pleurer car ils ne peuvent pas joindre les plus nécessiteux sur la ligne du front, surtout dans l’est et sud-est. Il est difficile de traverser le fleuve Dniepr. Les ponts sont détruits ou bombardés».
Survivre durant la nuit
«Ici, les gens manquent de tout, répète-t-elle, mais pas forcément de ce qu’on croit. Ils construisent des gilets par balle avec des plaques de métal. Il leur faut surtout des médicaments, du tissu kevlar ou des petits combustibles. Ils fabriquent beaucoup de choses eux-mêmes. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est se battre, même s’ils sont mal équipés. Ils n’ont pas de gants, pas de sacs de couchage… En fait, ils ont besoin de tout ce qui peut leur permettre de survivre durant la nuit».
«Mêmes à mains nues»
Vendredi 25 mars, elle est rentrée, parce qu’elle devait reprendre son travail en Suisse. Elle appréhende depuis longtemps ce qui se passe là-bas: «La campagne de propagande a commencé il y a des années déjà, en Russie, avec Vladimir Poutine en homme fort et l’armée la plus puissante du monde. Mais en réalité, à part certaines choses, c’est une armée obsolète et mal entretenue, à cause notamment de la corruption. Ensuite, la Russie a lâché sur l’Ukraine des jeunes recrues en pensant que sur la rive gauche du Dniepr, il n’y aurait pas de résistance. Mais les Ukrainiens ont décidé de se battre, même avec peu de choses, même à mains nues…»
L’obsession des nazis
Elle sait aussi que les jeunes conscrits de 18 ans qui ont été envoyés sur la ligne de front ont été fortement conditionnés: «Depuis la Deuxième Guerre mondiale, il y a une obsession en Russie, celle de combattre les nazis. En fait, tout ce qui ne correspond pas à un certain monde russe est qualifié de nazi. Ils ont grandi dans cette idée. Mais sur le terrain, ils peuvent se rendre compte que, en Ukraine, ce n’est pas comme ça».
Lors d’un autre séjour, près de Marioupol, elle a côtoyé les combattants du régiment Azov et du bataillon Aratta, que les Russes qualifient de «nazis»: «Ce sont les combattants les plus dévoués et intrépides, raison pour laquelle Poutine s’acharne autant sur cette ville, il veut prendre sa revanche. Contrairement au régiment Azov, Aratta ne fait pas partie de l’armée ukrainienne et les combattants sont obligés de s’équiper eux-mêmes et survivre grâce aux volontaires civils. Contrairement à ce que dit la propagande russe sur ces unités, tout le monde peut servir sous leurs drapeaux».
Une «mosaïque» sur la ligne de front
Elle constate aussi que cette guerre s’inscrit dans la suite des conflits en Tchétchénie et en Géorgie: «Sur la ligne de front, on trouve des Tchétchènes de Kadyrov qui se battent pour Poutine, et d’autres Tchétchènes qui se battent pour l’Ukraine. Idem avec les Géorgiens. C’est une incroyable mosaïque… Tout le monde veut se battre là-bas.» Dorénavant sa crainte est grande de voir s’engager militairement la Biélorussie pour donner un coup de main à la Russie de Poutine. Mais là aussi, les Biélorusses pourraient bien se retrouver dans les deux camps.