Guerre en UkraineÀ la TV russe, la réalité alternative de l’«opération militaire spéciale»
Pour le Kremlin, l’invasion russe de l’Ukraine depuis quinze jours n’est pas une guerre, mais une «opération militaire spéciale».
Les médias indépendants, déjà peu nombreux en Russie, sont étranglés par Moscou depuis son invasion de l’Ukraine, le récit du conflit étant désormais dicté par le Kremlin pour qui il ne s’agit pas d’une guerre mais d’une «opération militaire spéciale». L’offensive a sonné le glas de deux piliers de l’intégrité journalistique russe: la radio Ekho Moskvy (l’Echo de Moscou) et la chaîne de télévision Dojd (La pluie) ont fermé leurs portes il y a une semaine après le blocage de leurs sites.
Le quotidien «Novaïa Gazeta», dont le rédacteur en chef a obtenu le Prix Nobel en 2021, a indiqué qu’il retirerait ses archives sur l’Ukraine de son site internet. Car Moscou, dont les troupes progressent bien moins vite qu’envisagé, enregistrant de lourdes pertes humaines et matérielles, aspire à un contrôle total de l’information sur son sol. Une loi adoptée la semaine dernière réprime de lourdes peines de prison toute diffusion d’«informations mensongères sur l’armée».
Le pouvoir a également bloqué Facebook et restreint l’accès à Twitter. Plusieurs médias internationaux ont annoncé avoir suspendu leur activité dans le pays alors que l’utilisation du terme «invasion» est proscrit pour l’Ukraine, au profit de la formule «opération militaire spéciale».
Ces changements ne laissent «aucun espace pour la liberté d’expression et d’opinion sur la guerre», regrette la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic. «Nous assistons impuissants à la mise à mort en direct de la presse russe indépendante», a déploré dans un communiqué Jeanne Cavelier, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières (RSF).
«Héroïsme» des soldats
Les émissions d’information présentent donc la guerre en Ukraine sous le prisme du Kremlin, adepte d’une réalité très alternative sur le sujet. Le principal journal télévisé du pays, Vremya (le Temps) sur Canal 1, un monument de l’information depuis l’ère soviétique, démarre chaque soir en saluant l’«héroïsme et le courage» des soldats russes.
Aucune mention n’est faite du nombre des militaires tués, figé à 498 depuis l’unique bilan officiel annoncé le 2 mars, alors que l’Ukraine affirme que plus de 12’000 ont péri et que les États-Unis le situent entre 2000 et 4000 tués en deux semaines.
Les succès des troupes russes, pourtant peu visibles sur le terrain, sont égrenés. Le présentateur, qui reprend les éléments de langage du Kremlin, fustige une «agression» ukrainienne contre la Russie. Il rejette les protestations de l’Occident, qu’il qualifie d’«hystérie». Le président ukrainien Volodymyr Zelensky est raillé et des commentateurs ou un psychiatre sont mobilisés pour s’interroger gravement sur sa santé mentale.
Bien qu’il soit actuellement difficile d’évaluer le soutien des Russes à la guerre, un sondage réalisé la semaine dernière par l’institut de sondage VTsIOM – considéré comme pro-Kremlin – a conclu que 71% de la population soutenait l’invasion et que cette proportion était en hausse.
«Destruction garantie»
«Tout le monde en Russie ne comprend pas ce qui se passe» en Ukraine, juge Kadri Liik, chercheuse au Conseil européen des relations internationales. «L’espace d’information en Russie était déjà très étroitement contrôlé. Il l’est devenu encore plus».
D’autres émissions reprennent abondamment les axes de communication du Kremlin, notamment celles animées par les présentateurs Vladimir Soloviev et Dmitri Kisselev, figurant tous deux sur la liste des sanctions de l’Union européenne (UE). Dmitri Kisselev avertissait déjà en 2014 que Moscou pourrait transformer les États-Unis en «cendres radioactives». Il a récemment réitéré ces menaces: «Nos sous-marins sont capables de tirer 500 ogives nucléaires pour garantir la destruction des États-Unis et de tous les pays de l’OTAN».
Sur son plateau, la rédactrice en chef de la chaîne internationale d’État Russia Today (RT), Margarita Simonian, fait valoir que la Russie devrait s’inspirer de la Chine et interdire l’accès aux réseaux sociaux étrangers. «Nous avons autorisé, il y a des années, l’entrée dans notre pays d’une armée étrangère. Nous avons autorisé l’installation de bases militaires au nom de ce Facebook et d’autres choses de ce genre», argumente-t-elle. «Et maintenant, nous sommes surpris que cette armée étrangère nous tire dessus.»
Alexeï Navalny, opposant au président russe Vladimir Poutine et actuellement emprisonné après avoir survécu à un empoisonnement, s’est dit «sous le choc» du traitement médiatique de la guerre. «Bientôt, vous (mes concitoyens) aurez le même accès à l’information que moi en prison, a-t-il prévenu sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire… rien».