Bande dessinéeZep passe du zizi au cerveau
L’auteur de Titeuf sort un récit d’anticipation dans lequel l’humain, amélioré numériquement, peut savoir sans apprendre. Mais le rêve va virer au cauchemar.
Titeuf s’interroge beaucoup sur la sexualité. Parce que c’est un sujet mystérieux, pas destiné aux enfants, donc forcément, ça l’intrigue. Si son créateur, le dessinateur genevois Zep, s’amuse beaucoup en évoquant le «zizi sexuel» dans les albums de son héros, il se pose toutefois d’autres questions. Sur ce que l’on est, où l’on va. Et il imagine alors des histoires futuristes, «parce que la science-fiction va répondre aux interrogations que l’on a dans la période où l’on vit».
Dans «The End», il relativisait la place qu’occupe l’humain sur cette planète en faisant quasi disparaître l’espèce, annihilée par… des arbres. Dans son nouvel album, «Ce que nous sommes», comme son titre l’indique, il s’interroge sur notre essence même et notre rôle sur Terre. Il nous précipite en 2113, l’homme s’est doté d’un deuxième cerveau numérique. C’est génial, on peut apprendre 12 langues ou des encyclopédies entières en un rien de temps, vivre des aventures virtuelles qui pourtant nous font éprouver des sensations réelles: le rêve, quoi! Sauf que pour le héros, Constant, cela va devenir un cauchemar lorsqu’il va se faire pirater le cerveau. Le laissant encore plus vide qu’un amnésique, car comme il a par exemple acquis la lecture sans l’apprendre, son cerveau n’a pas pu s’en imprégner profondément et c’est comme s’il n’avait jamais su lire.
«Je suis entrée dans la SF avec L’Incal»
Ce que Constant va également découvrir, c’est qu’il vivait dans un univers privilégié. Seule une infime part de la population peut s’offrir un cerveau numérique, au détriment du reste du monde, puisque le stockage des données à lui seul consomme la majeure partie de l’énergie produite sur la planète. Constant va brutalement être ramené à la réalité, découvrir la nature qui l’entoure et s’interroger sur la sienne propre. Un récit qui résonne tant graphiquement que rythmiquement avec certains albums de Moebius. «Ce n’est pas voulu, s’étonne Zep, mais c’est possible, inconsciemment, puisque je suis entré dans la science-fiction en lisant «L’Incal» de Moebius».
Son idée de cerveau numérique, Zep l’a tirée de l’Human Brain Project, la tentative menée par l’EPFL de simuler le fonctionnement du cerveau humain par ordinateur. Il a bâti son scénario puis en a vérifié les détails avec le professeur Pierre Magistretti, «C’est lui par exemple qui m’a fait prendre conscience du coût énergétique d’un deuxième cerveau».
«L’être humain détruit ce qui est plus grand que lui»
Après une cinquantaine de projets de couverture, il est parti sur le visage de Constant, sous l’eau. Qui constitue en fait la première case de l’histoire, puisqu’elle débute dans une scène virtuelle, son héros nageant avec une baleine. Baleine que l’on retrouvera dans plus loin dans le récit, lorsque «Moby Dick» sera cité. «C’est le plus grand animal de la planète et il nous fascine. Mais l’être humain a aussi une caractéristique: détruire ce qui est plus grand que lui». Voire détruire son environnement même.
Avec un cerveau numérique, on pourrait donc tout apprendre? Mais quid du don, du talent? On ne peut implanter artificiellement l’art du dessin de Zep, non? «Je pense que si, je pense que cela pourrait se faire avec des lignes de code. En revanche, on pourrait me télécharger la science du tennis de Wawrinka, je ne jouerai jamais comme lui, je n’ai pas la musculature qui va avec, qui permet une telle gestuelle».
Un humain assisté
En explorant son sujet, Zep découvre que l’humain numérisé n’est pas augmenté, il est en fait assisté. Il n’évolue plus, aucun sens nouveau ne s’est développé depuis 5000 ans. Et alors que toute espèce a son rôle sur la planète, quel est le nôtre à part de la détruire? Une vision bien sombre, mais qui, comme dans «The End», se termine sur une note d’espoir. «Parce que je suis un optimiste. Quand je vois notamment une génération qui descend dans la rue en ayant davantage que la nôtre conscience de sa responsabilité, cela me rend optimiste. Et parce que l’humain a toujours trouvé une solution, il est assez bon pour cela d’ailleurs. Ce qu’il ne supporte pas, c’est de régresser. C’est pour cela que l’idée de décroissance passe mal, parce qu’on a l’impression qu’on va revenir en arrière. Il faudra trouver un moyen d’évoluer, mais sans amputer ce que l’on a acquis. même si je ne sais pas encore comment on le fera».
Son récit, bien que d’anticipation, reste toujours proche de l’humain. «Parce que je suis plus proche du cinéma d’un Claude Sautet que de «Star Wars». J’aime la science-fiction, mais je ne ferai jamais un space opera». Également parce que, quand Zep fait du dessin réaliste, il le fait par observation. «J’ai fait poser mon fils Charles, 20 ans, pour dessiner Constant. Pour dessiner un arbre, je le regarde d’abord. Je ne fais donc pas de la science-fiction pour m’éclater à imaginer des véhicules et des bâtiments futuristes, je peine même dessus puisqu’ils n’existent pas. C’est pour cela que de telles scènes sont réduites à leur plus simple expression dans l’album».
Pour dessiner un monde virtuel, fantasmé et désincarné, Zep est donc allé le chercher dans le réel, dans les dernières connaissances scientifiques, dans le cœur de ce que nous sommes et dans les traits de son fils. C’est pour cela que son livre est si humain et qu’il nous parle. Dans notre seul et unique cerveau… pour l’instant.