NetflixDes Suisses pour forger l’univers visuel de «Love, Death & Robots»
Deux Romands, Jessica Rossier et Bastien Grivet, ont conçu les décors d’un des segments de la série. Un fantastique hommage au dessinateur Moebius.
- par
- Christophe Pinol
Il n’y a pas à dire, la formidable série d’anthologie créée par Tim Miller et David Fincher pour Netflix, «Love, Death & Robots», continue de nous épater.
Disponible depuis un peu plus d’une semaine, la saison 3 nous a ainsi livré quelques vraies pépites. On retiendra surtout la première réalisation dans le domaine de l’animation de David Fincher, avec «Mauvais voyage», mettant en scène un crabe géant au milieu d’un groupe de marins; «La nuit des petits morts», une épidémie de zombies ravageant la planète entière racontée à petite échelle, et puis l’incroyable «Jibaro», qui confronte un chevalier sourd à une sirène du lac dans un style visuel ultra-réaliste. Mais se dégage aussi du lot «Le pouls brutal de la machine», qui suit une astronaute échouée sur une des lunes de Jupiter. Un voyage initiatique et introspectif de toute beauté, exécuté dans une patte graphique qui rend hommage à Moebius, le génial dessinateur de BD.
Les romands Jessica Rossier et Bastien Grivet sont à l’origine du design de cet épisode. Le couple (ils sont mariés à la ville) a monté sa propre compagnie – Wardenlight Studio – dans le sud de la France, du côté de Montpellier, où ils œuvrent en tant que «concept artists» sur de prestigieuses productions audiovisuelles, entre jeux vidéo, télé et cinéma. Autrement dit, ils sont chargés, lors des toutes premières ébauches d’un projet, de développer des univers visuels, des décors, véhicules et autres armes, sur la base d’un scénario. Ils ont ainsi travaillé sur «Le témoin», fabuleux segment de la première saison de «Love, Death & Robots», sur les jeux «Call of Duty: Black Ops III» et «Halo Wars 2», sur le film d’animation «Spider-Man: New Generation», ainsi que sur «Star Trek: Prodigy», série animée pour les enfants qui devrait être disponible en Suisse cette année, avec l’arrivée prochaine de la plateforme Paramount+.
Ils nous racontent leur plongée dans l’univers de Moebius et dans celui des «trekkies».
Il peut parfois s’écouler beaucoup de temps entre la fin de votre travail sur un film ou un jeu vidéo et sa sortie. Comment avez-vous l‘habitude de découvrir les œuvres sur lesquelles vous avez œuvré?
B.G.: Toujours avec un peu d’anxiété dans la mesure où on ne sait pas si notre travail a été respecté ou pas… Mais on s’arrange toujours pour le faire entouré d’amis. Là, pour cet épisode de «Love, Death & Robots», on avait organisé un apéro chez nous. Alors on a croisé très fort les doigts, on a lancé Netflix… et on n’a pas été déçu (il rit).
J.R.: Il peut parfois effectivement se passer jusqu’à 3 ans entre le moment où on rend nos designs et la finalisation du produit. Dans l’intervalle, il y a souvent des modifications, parfois radicales par rapport à nos propositions. Il est arrivé qu’ils changent totalement de direction en cours de route ou qu’ils ne parviennent pas à passer à l’animation à partir de nos concepts et qu’ils doivent donc les modifier…
B.G.: Mais là, avec «Le pouls brutal de la machine», ils sont vraiment restés fidèles. À quelques détails près, on retrouve tout notre travail. Quand on est arrivé sur le projet, la direction artistique était déjà en place. Ils avaient choisi de reproduire le style de dessins de Moebius et avaient fait appel à nous pour réaliser des décors dans ce style.
Comment vous êtes-vous approprié son univers?
J.R.: En commençant par beaucoup se documenter, en épluchant ses travaux, des premiers aux derniers, pour s’imprégner de son style…
B.G.: On a surtout dû faire énormément de tests pour retrouver les lignes de l’aspect BD parce que Jean Giraud (alias Moebius) dessinait au stylo-bille. Il a fallu trouver le moyen de reproduire le feeling de cette technique sous Photoshop. Et je crois qu’on a réussi notre pari, en recréant cette sensation de pages encrées, propre à la BD.
Sur quels aspects du film avez-vous travaillé?
J.R.: Principalement sur les décors de cette lune de Jupiter, où se déroule le film. Mais aussi sur les effets graphiques, quand l’héroïne commence à halluciner. C’était d’ailleurs un aspect très chouette du travail parce qu’on a vraiment pu se lâcher et faire appel à des jeux de couleurs habituellement peu utilisés au cinéma.
B.G.: Depuis «Spider-Man: New Generation» et son Oscar du meilleur film d’animation, en 2019, toutes les productions lâchent la bride aux artistes. Le film a montré qu’un style visuel assez fou pouvait plaire. Jusqu’ici, l’industrie de l’animation ne prenait pas trop de risques et se cantonnait aux standards développés par Pixar et DreamWorks, en restant dans des carcans bien précis. Mais «Spider-Man: New Generation» a vraiment changé la donne. Avant, notre champ d’action était beaucoup plus restreint alors que depuis, tous nos clients nous laissent beaucoup plus de liberté.
Cette liberté est-elle encore renforcée par le fait que cette série, «Love, Death & Robots», est destinée aux adultes?
B.G.: On a effectivement tout de suite senti une certaine maturité en lisant le script. Par exemple, dans la scène qui voit des rochers se transformer en femmes nues émergeant du désert, pour n’importe quel autre film on aurait dû réfléchir aux angles de caméra adoptés. Alors que là, on n’avait aucune restriction. Et c’est un vrai plaisir d’avoir les coudées franches pour illustrer au mieux le scénario. Mais l’un n’empêche pas l’autre puisqu’on travaille également en ce moment sur la série «Star Trek: Prodigy», plutôt destiné aux préados, et là aussi on peut se lâcher. Je suis en train de concevoir une espèce de drone/vaisseau vraiment méchant pour la saison 2 et je suis content parce que je ne suis pas forcé de trop arrondir les angles de crainte que les enfants fassent des cauchemars face à mon vaisseau. On peut encore se permettre quelques concepts bien flippants.
Votre épisode de «Love, Death & Robots» est réalisé par une femme, Emily Dean… Avez-vous ressenti une différence dans la conception du film, par rapport à cet univers essentiellement masculin?
J.R.: Oui, lors de nos entretiens, elle a très vite mis l’accent sur la sensibilité qu’elle attendait de nos propositions. Surtout dans cette scène où les rochers se transforment en femmes. Elle était d’ailleurs contente que je puisse m’en occuper spécialement. Et c’est vrai que pour moi cette collaboration a été spécialement enrichissante. Je ne veux pas dénigrer le regard masculin, mais je pense avoir géré la silhouette de ces femmes, et la position de leur corps, sans avoir eu à l’esprit la volonté de séduire un public mâle. Je me suis juste efforcée de rester sensuelle dans mon trait, tout en apportant autant d’attention à leurs cheveux ou leur visage qu’à leur poitrine ou leurs fesses. Et tout cet aspect de mon travail a vraiment été respecté jusqu’au bout.
Aujourd’hui, de quelle manière évolue votre travail avec les nouvelles technologies?
B.G.: On s’est notamment mis à la réalité virtuelle pour sculpter en 3D. Jusqu’à présent, on travaillait surtout sur des logiciels 3D, volume après volume, à la souris. Concevoir un robot, par exemple, nous prenait ainsi peut-être 2 jours. Alors que là, avec mon casque VR et mes manettes en main, je peux le modéliser entièrement dans l’espace, comme je le ferai avec de la pâte à modeler, en seulement deux heures. C’est un gain de temps phénoménal. Et au niveau des décors, ça nous permet de les agrandir pour se promener dedans et vraiment ressentir l’espace et les volumes. C’est génial!
En quoi a consisté votre travail sur «Star Trek: Prodigy»?
J.R.: On a commencé par travailler sur les concept arts, pour définir le style graphique de la série. Puis on s’est attelé à la conception des décors, des vaisseaux spatiaux ou encore de différents véhicules… On a aussi engagé mon papa, Dominique Rossier, pour s’occuper des interfaces des ordinateurs des vaisseaux spatiaux! Il est graphiste depuis plus de 30 ans mais c’est surtout un véritable «trekkie», un fan ultime qui connaît l’univers de la saga sur le bout des doigts. Ce qu’il a conçu est juste phénoménal! Un travail d’une précision folle où chaque bouton a sa propre fonction… À tel point qu’on a l’impression de réellement pouvoir piloter le vaisseau. C’est le type de gars capable de dire: «Non, là on ne peut pas mettre ce genre de bouton parce que dans tel épisode, il s’est passé tel événement et la Fédération a changé à ce moment-là». Même la prod, aux États-Unis, a été bluffée. D’ailleurs, le vaisseau du premier épisode, qu’ils avaient conçu avant qu’on commence à s’occuper de cet aspect des choses, leur a valu un sacré bad buzz sur les réseaux sociaux, avec des fans qui postaient des captures d’écran en expliquant que ce bouton, là, en haut à droite, n’était pas possible. Ils ont donc engagé mon papa pour s’occuper du reste de la flotte et il fait maintenant office d’expert auprès de la Paramount, qui gère la licence «Star Trek». Pour lui, c’est un rêve de gosse qui se réalise.
B.G.: La série nous a aussi permis de nous lancer dans l’animation pure et de commencer à réaliser nos propres séquences, comme avec les toutes premières secondes du premier épisode. Ça nous a vraiment permis de nous développer et d’ajouter des cordes à notre arc.
De quoi bientôt réaliser votre propre court métrage dans une des prochaines saisons de «Love, Death & Robots»?
J.R.: On est surtout en train de préparer notre propre série animée: un gros projet qu’on espère lancer l’an prochain et qui rassemblera nos thèmes de prédilection: la moto, des figures féminines fortes, du surnaturel…
B.G.: On aime bien les filles qui bottent le cul de démons (il rit)! On va retrouver un style dessin animé mais avec un aspect visuel très réaliste dans le rendu de la photo. On va essayer de reproduire un aspect pellicule argentique… En gros, au lieu de s’inspirer de films d’animation, on s’inspire de grands photographes américains: Stephen Shore, Joel Meyerowitz et sa période Kodachrome… On va réaliser des essais assez poussés avant de commencer à chercher un diffuseur. Mais on est déjà en pourparlers avec des plateformes de streaming, notamment Netflix, qu’on commence à bien connaître… Voilà qui devrait nous occuper un moment!