Mère homicideSon alcoolisme a tué non pas un, mais deux de ses bébés
La maman jugée à Nyon (VD) pour s’être endormie sur sa fillette de 5 mois a un lourd passif ignoré jusqu’ici. Un autre de ses nourrissons a péri dans des conditions quasi similaires en 2018.
- par
- Evelyne Emeri
Le procès du non-dit, c’est ainsi que nous le qualifierons. Le procès où l’on découvre au détour d’une phrase du Ministère public qu’avant l’effroyable tragédie du 22 juillet 2020, il y en a eu une autre le 12 novembre 2018. Une affaire classée qui n’a fait aucun bruit. Et qui a aussi tué un toute petite dans des circonstances presque identiques. Le procès du non-dit parce que le décès du bébé de 5 mois est en réalité une récidive et qu’il devait être au centre des débats du jour et des interrogatoires. Cela n’a pas été le cas. Comme un procès en cachette. La défense a même tenté d’exclure les médias de l’audience. Sans succès. Le public a été prié de quitter la salle.
Interrogatoire express
«Confirmez-vous vos déclarations faites en cours d’enquête?» lance la présidente du Tribunal correctionnel d’arrondissement de La Côte, Patricia Cornaz, à la prévenue. Réponse: «Oui». Sur ce point, l’interrogatoire est terminé. Visiblement pas la peine d’instruire puisqu’elle admet avoir étouffé sa fillette en s’affalant sur elle dans son lit avec 3,16 g d’alcool dans le sang. Aucune question du procureur, Jean-Marie Ruede, non plus. En revanche, cette interrogation tout sauf anodine à la Cour: «Avez-vous en mains le dossier instruit en 2018»? Évidemment.
L’effroyable deux fois
La chape de plombs sur l’effroyable à deux reprises est posée. Le réquisitoire du parquet et la plaidoirie de la défense permettront heureusement d’y revenir pour évoquer les deux innocentes tragiquement disparues, alors qu’elles n’étaient qu’une à l’ouverture des débats. Le tribunal glisse tout de suite sur le deuxième chef de prévention: la conduite en état d’ébriété – 1,9 g/kg – un mois après les faits de juillet 2020, contestée contrairement à la prise de somnifères et de benzodiazépines. L’experte psychiatre est conviée à la barre. Deux longues heures. Il faut déterminer le degré de responsabilité pénale de cette quadragénaire.
«Binge drinking»
Dans sa petite robe noire et ses mocassins plats, cette belle femme aux longs cheveux blonds, issue d’un milieu ultra-aisé, écoute, impassible, et comprend partiellement. L’Anglaise de 39 ans a demandé une interprète après cinq ans passés en Suisse. Elle se fait la plus discrète possible. Comment peut-on l’imaginer s’adonnant au «binge drinking» (ndlr. hyperalcoolisation rapide) pour maîtriser ses angoisses? L’experte décrit une patiente dont la responsabilité est légèrement diminuée, qui souffre d’un trouble mixte de la personnalité et du comportement avec des traits borderline depuis la fin de l’adolescence ou le début de l’âge adulte.
«J’allais mourir»
La parole est à l’accusée, enfin: «Je ne dormais plus après la mort de ma fille (ndlr. la seconde). Je tremblais. Oui, j’avais une conduite hésitante. J’étais en miettes. J’avais une bouteille dans la boîte à gant, je n’arrivais pas à surmonter. J’ai bu avant le rendez-vous, je devais revoir la nurse… Je suis complètement abstinente depuis octobre 2020. J’ai senti que si je continuais, j’allais mourir. Avec ce diagnostic, je devais faire quelque chose pour ma famille. Vu la gravité de ce qui s’est passé, mon suivi hebdomadaire est absolument nécessaire, je le fais sur une base volontaire. J’ai l’impression que ça fonctionne. À la maison, c’est plus paisible.»
Pas d’expertise en 2018
Le procureure Ruede tique: «Pff, les déclarations de Madame me font froid dans le dos. En 2018 (ndlr. le premier décès), deux médecins affirment que tout va bien et qu’il n’y a pas besoin de soins». La maman a pourtant été hospitalisée à l’hôpital psychiatrique de Prangins après le premier drame de 2018. Le dossier a été classé. Les légistes étaient dans l’incapacité de définir avec certitude la cause exacte du décès (asphyxie, mort subite ou trouble du rythme cardiaque). Le bébé avait été retrouvé sans vie, non pas sous elle, mais à côté sous la couverture. Et pas l’ombre d’une expertise à ce moment-là ou d’une dénonciation à la Justice de Paix ou encore à la protection des mineurs.
Manquements pointés
Tant du côté du Ministère public que de la défense, on s’interroge. On s’accorde pour le déplorer. Il y a eu plusieurs sonnettes d’alarme pourtant, des signes avant-coureurs, des pics d’alcoolisation et rien. Faut-il fustiger les services sociaux, les médecins qui encadraient Madame, son mari accaparé par son travail, ses proches, son environnement, son voisinage, d’autres intervenants? Il aura fallu ce second enfant asphyxié pour pallier cette addition de manquements. «Cette femme a été abandonnée de tous», dira le procureur. Aujourd’hui, le Service de protection des mineurs (SPMI) du canton de Genève – la famille a quitté La Côte vaudoise – l’encadre.
«C’est une super Mum»
Mère de quatre filles dont deux défuntes, l’accusée peut vivre avec sa fille aînée de 8 ans et demi. En revanche, la petite dernière née le 4 mai a été placée en foyer après l’accouchement. «Je suis en pleine reconstruction de mon mariage, je suis heureuse. On travaille tous les deux, nous voulons un avenir sans douleur et j’ai récupéré mon permis sous condition», confie-t-elle. Conseiller financier, son époux – également anglais – a concédé à la barre sa «profonde tristesse» et ses regrets de ne pas avoir été plus présent: «Ma femme est une super Mum. Le cœur de cette histoire, c’était cette maladie. Aujourd’hui, je me sens très à l’aise avec le plan d’action mis en place».
«Un remake de 2018»
Au moment de requérir, le procureur Jean-Marie Ruede est un homme en colère, «hanté par les images de l’enfant»: «Un drame qui aurait pu être évité avec une mère homicide qui noie son spleen dans l’alcool. Pas une, mais deux filles décédées selon un scénario identique. Un remake du 12 novembre 2018. On se couche au risque d’écraser son enfant. Je suis en colère contre la prévenue et contre d’autres. Plus jamais ça! Je suis certain que si les mesures de précaution avaient été prises, on aurait évité juillet 2020. La veille, elle a fait part de son mal-être. Que dire de la passivité de son mari, de l’inaction des médecins et du manque de coordination? Un gâchis».
Irresponsable
Plus loin: «C’est bien involontairement qu’elle a agi mais elle n’ignorait pas le danger. En raison de sa souffrance psychologique, de son isolement et de sa pathologie à l’alcool qui est LA constance à l’origine de tout, elle doit être reconnue irresponsable». Si le parquet constate l’homicide par négligence et la conduite en état d’incapacité, il l’assortit de l’irresponsabilité. Le magistrat préconise dès lors une peine de substitution qui consiste en la poursuite de ses traitements ambulatoires (suivis psychiatriques et addictologiques) aussi longtemps que nécessaire. Ses derniers mots iront à la maman, en larmes: «Madame, Vous devrez vivre avec cette douleur, avec une partie en vous de responsabilité».
Le fameux article 54
De son côté, Me Patrick Sutter, avocat de la défense, parle aussi de «gâchis» et espère un classement total comme en 2018: «Comment un tel drame a-t-il pu se produire et se reproduire? Pourquoi les services sociaux n’ont pas agi? Les faits sont clairs et difficilement contestables. On a une expertise cette fois avec un diagnostic et un tableau clinique grave. La responsabilité de ma cliente est nulle. Elle ne se rendait même plus compte qu’elle se mettait en danger et ses enfants aussi. Elle doit être libérée de toutes infractions. Je demande qu’elle soit exemptée de toute peine et de faire application de l’article 54 (ndlr. du Code pénal: Si l’auteur a été directement atteint par les conséquences de son acte…, l’autorité compétente renonce… à lui infliger une peine). Elle a déjà été suffisamment punie».
Le verdict est attendu mardi prochain 19 juillet.