Bande dessinéeQuand la Suisse refusait les familles de ses saisonniers
«Céleste, l’enfant du placard» est un album qui revient sur l’interdiction de regroupement familial qui a poussé de nombreux étrangers à cacher leur progéniture.
- par
- Michel Pralong
L’accord signé en 1948 entre la Suisse et l’Italie sur les travailleurs immigrés entraîne un afflux de main-d’œuvre étrangère. Entre 1960 et 1980, près de 5 millions d’Italiens ont ainsi vécu et travaillé en Suisse. Mais si la Confédération a besoin de bras, elle ne veut pas d’une immigration durable. Déjà la peur du grand remplacement? Toujours est-il que le regroupement familial est interdit à ses travailleurs saisonniers.
Mais pour certains, il est trop difficile de laisser les siens derrière soi au pays, Alors, clandestinement, ils font venir leurs enfants, cachés dans le coffre des voitures ou sous une couverture. Une fois arrivés, ceux-ci ne sortiront quasi-pas du logement où ils vivent, de peur qu’on les découvre. On les appellera les enfants du placard. On estime leur nombre à 10 à 15 000, mais cela ne serait qu’une extrapolation pour la seule décennie 1970-1980, selon Toni Ricciardi, sociologue à l’Université de Genève.
«Céleste, l’enfant du placard» est une bande dessinée qui revient sur ce sombre épisode de l’histoire suisse, qui ne s’est réellement terminé qu’en 2002, moment où le statut de saisonnier a été définitivement aboli avec les accords bilatéraux. Le scénario est signé par Piedomenico Bortune, professeur de culture italienne à l’Université de Neuchâtel. Au dessin, Cecilia Bozzoli, qui est née d’un père italien qui vivait clandestinement en Suisse et faisait lui-même des fumetti, ces BD italiennes. Elle a grandi à Lausanne et a fait du dessin de presse ainsi que les croquis d’audiences des tribunaux pour «Le Temps».
À travers les yeux d’une enfant d’aujourd’hui
Leur récit n’est pas une histoire vraie, mais inspirée évidemment de situations réelles. La subtilité narrative est de faire voir cette période passée à travers les yeux d’une enfant aujourd’hui, puisqu’une jeune fille qui suit l’école italienne de Neuchâtel reçoit comme devoir de vacances d’interviewer ses grands-parents sur leur expérience de l’émigration. Mais ses grands-parents étant décédés, elle va interroger la dame qui vit au-dessus. Et qui se révèle avoir été une enfant du placard.
Album d’une grande sensibilité, avec un très beau dessin noir et blanc ainsi que sépia, ce «Céleste» ne manque pas de nous interroger sur nos rapports à l’immigration. Dur d’imaginer, ou de se souvenir pour les moins jeunes, qu’Italiens ou Espagnols aient été aussi mal perçus à l’époque, tant ils sont désormais intégrés et font partie du quotidien de la Suisse. D’autres leur ont succédé, toujours en suscitant méfiance, rejet ou carrément haine, avant d’à leur tour faire partie du paysage. Et cela va sans doute continuer.
La Suisse ne serait pas ce qu’elle est devenue sans notamment les Italiens. Et dire que l’initiative Schwarzenbach en 1970, qui est rappelée dans l’album, a failli entraîner le départ de 300 000 étrangers, nous privant de leur richesse culturelle. Et sans sens de l’accueil, que reste-t-il d’un peuple?