EPFLUn chercheur perce le secret des taches mouvantes du Léman
Pour la première fois, un scientifique a compris comment se mouvaient ces nappes lisses qui résistent aux vagues et offrent un spectacle étonnant sur le lac.
- par
- Comm/M.P.
Le peintre suisse Ferdinand Hodler les peignait déjà en 1895, notamment sur son tableau «Lac Léman le soir à Chexbres». Des taches mouvantes sur le lac, qui forment toujours un spectacle étonnant, alternant zones lisses et agitées. Mais qu’est-ce qui explique ce phénomène? Très peu d’études lui ont été consacrées, ce qui a poussé Mehrshad Foroughan, doctorant au sein du Laboratoire de technologie écologique (ECOL) de l’EPFL à tenter de résoudre l’énigme.
Pour ce faire, le scientifique a mesuré la vitesse et la température de l’air et de l’eau, récolté des échantillons d’eau et pris des images sous différents angles. En plus d’appareils photos fixes posés en Lavaux et à l’embouchure du Rhône qui fournissent des vues à large échelle, il a eu recours à un catamaran autonome guidé par des données GPS. L’embarcation prenait des clichés à hauteur d’eau tandis que l’équipe de recherche récoltait en temps réel toutes les données depuis un autre bateau. Enfin un ballon d’hélium situé à 400 mètres de hauteur et tiré par ce même bateau fournissait en parallèle des vues aériennes.
Profond de 309 mètres, le Léman abrite des gyres (grands tourbillons) et des petits tourbillons, activés par des épisodes de vent et influencés par la rotation de la Terre. Un fort vent peut également déclencher le déplacement d’eau froide des couches plus profondes vers la surface le long de certaines rives, que l’on appelle remontées d’eaux côtières. Les effets combinés de ces processus exercent une influence majeure sur l’hydrodynamique des lacs et peuvent être visualisés par ces nappes naturelles. C’est pourquoi, dans le cadre de son doctorat, Mehrshad Foroughan a décidé d’examiner si ces dernières pouvaient fournir des informations sur les flux d’eau de surface.
Comme des taches d’huile
Il a constaté que lorsqu’une légère brise souffle sur le Léman, on observe facilement que des nappes lisses en côtoient d’autres, rugueuses. Ces dernières sont des vagues de surface provoquées par le vent. Les zones lisses, telles des taches d’huile, peuvent résister à ces vaguelettes. En analysant la composition de l’eau, Mehrshad Foroughan a trouvé ce qui les différencie. Les zones lisses ont une concentration plus élevée de biotensioactifs. Ce sont des agents de surface qui peuvent être produits par l’activité biologique du phytoplancton ou qui proviennent de sources terrestres. Ces corps, même en faible quantité, modifient la tension de surface de l’eau.
Le 30 septembre 2020 entre 14 h et 16 h 30, l’appareil photo d’ECOL installé en Lavaux a capturé la formation d’une nappe frontale stationnaire d’une longueur de 10 km s’étendant depuis la rive nord du lac vers le sud. Dans un montage en accéléré, on voit distinctement comment de petites nappes se déplaçant rapidement alimentent progressivement la principale. «La formation de grande nappe se produit en général après un fort épisode de vent suivi d’une légère brise, principalement pendant les saisons chaudes», explique Mehrshad Foroughan. «Mais nous avons aussi eu la chance d’être au bon endroit, au bon moment avec le bon équipement».
Un vent fort a soufflé plusieurs jours avant la formation de cette nappe frontale. Ce jour-là, un courant d’eau froide amené par le vent du nord-ouest s’est heurté à de l’eau chaude d’un grand tourbillon dans la partie orientale du lac. L’eau froide, qui transportait de petites nappes lisses se déplaçant rapidement, s’est enfoncée sous l’eau plus chaude, laissant derrière elle des biotensioactifs qui ne pouvaient pas couler et qui ont progressivement fusionné avec la nappe stationnaire plus grande.
Cela peut indiquer la présence de polluants
Ces mesures, publiées dans «Geophysical Research Letters» ont prouvé que les nappes naturelles font partie intégrante de l’hydrodynamique d’un grand lac. Dans ce cas précis, la nappe frontale trace une frontière entre deux gyres et démontre la complexité du mouvement des eaux de surface. Mais quelle est l’utilité d’un tel savoir? «Pouvoir documenter la formation et l’évolution des nappes naturelles est important, car elles illustrent l’interaction de plusieurs processus physiques essentiels dans le lac, explique le scientifique. Et ces informations peuvent être utilisées pour améliorer la gestion des eaux et indiquer où se cachent potentiellement des polluants. Car ces derniers, comme les microplastiques par exemple, sont présents en plus grande quantité dans les zones lisses déjà chargées de biotensioactifs.»