Sciences naturellesLes ventes aux enchères de dinosaures frustrent les paléontologues
Ce jeudi, le squelette de «Big John», le plus grand tricératops connu, pourrait être acheté par un collectionneur pour plus d’un million et demi de francs.
De riches collectionneurs déboursent des millions pour acquérir des squelettes de dinosaure: ces ventes aux enchères, dont l’une se tient cette semaine à Paris, pour un tricératops, désolent conservateurs et paléontologues, qui assistent impuissants au départ de ces fossiles dans des collections privées. Au détriment des musées.
«Ce qui est triste, c’est qu’on ne peut pas rivaliser», déplore le paléontologue Francis Duranthon, peu avant la vente, jeudi, de «Big John», le plus grand tricératops connu, dont le prix est estimé entre 1,2 et 1,5 million d’euros (de 1,3 à 1,6 million de francs). «Pour nous, cela représente à peu près 20 ou 25 ans de budget d’acquisition», explique le scientifique, conservateur et directeur du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse.
Tricératops moins rare
Comme nombre de ses congénères autorisés à la vente, «Big John» devrait tomber dans les mains d’un collectionneur privé, et potentiellement échapper à la science et aux musées, donc au grand public. Dans ce cas précis néanmoins, la frustration ressentie semble moindre. «Là on s’en fiche, car des tricératops, on en a plein!» balaye Pascal Godefroit, paléontologue à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique. L’espèce est connue et «on a déjà des squelettes complets de tricératops», ajoute Francis Duranthon. «C’est juste que celui-ci est un peu plus grand.»
«Pour nous, 1,5 million d’euros, cela représente à peu près 20 ou 25 ans de budget d’acquisition.»
«Mais même si c’est un tricératops, il y a toujours des aspects qu’on connaît moins bien», relève Annelise Folie, conservatrice des collections paléontologie de l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique. «Il se peut que certains os soient mieux conservés et puissent apporter de nouvelles informations.»
«Personne ne peut dire à l’avance s’il dispose ou non d’informations qu’on n’a pas», abonde Nour-Eddine Jalil, paléontologue au Muséum d’histoire naturelle de Paris. «Mais il s’agit ici d’un moindre mal», concède-t-il, car le spécimen vendu jeudi, a été analysé par des paléontologues professionnels.
Pièces mal identifiées
C’est loin d’être le cas d’autres squelettes de dinosaures mis sur le marché: les spécimens sont souvent mal identifiés, faute d’une expertise scientifique appropriée. «La moitié des pièces qui sont en vente, c’est du grand n’importe quoi!» s’agace Pascal Godefroit. «Trop souvent vous avez des pièces intéressantes, mais qui sont mal identifiées ou foutues en l’air lors des reconstitutions, car les os sont mélangés avec du plastique, par exemple.»
Des espèces inconnues ou mal connues peuvent ainsi passer sous les radars. «S’il s’agit d’une nouvelle espèce, la perte est immense, puisqu’on ne sera même pas au courant qu’elle a existé sur Terre», relève Annelise Folie. Or, ces fossiles «constituent notre patrimoine naturel» et «sont autant d’indices qui nous renseignent sur l’évolution de la Terre», insiste Steve Brusate, paléontologue américain, auteur du livre «Le triomphe et la chute des dinosaures», traduit en 21 langues et tout juste publié en France.
Vocations en danger
Ces enchères posent aussi la question de l’accès au public. «Montrer un tricératops dans un musée, c’est allumer les vocations dans les yeux des enfants», témoigne Francis Duranthon.
«Quand j’étais adolescent, le squelette du T-Rex Sue a été exposé au musée Field de Chicago. Le voir a contribué à me donner envie de devenir paléontologue», se souvient Steve Brusate, consultant pour le film «Jurassic World 3» (sur les écrans en 2022). Le destin du scientifique aurait pu être tout autre si le dinosaure avait trôné dans le salon d’un riche homme d’affaires, confie-t-il.
L’effet «Jurassic Park»
Ce type de commerce existe depuis que l’homme trouve des fossiles, mais le premier volet de «Jurassic Park», dans les années 1990, a suscité un nouvel engouement, notamment auprès des célébrités. Il est actuellement impossible de forcer les acquéreurs à laisser leur spécimen à la disposition des scientifiques pour l’étudier. Mais on arrive parfois à «travailler en bonne intelligence», dit Pascal Godefroit. En outre, ce commerce permet de «mettre au jour» certains fossiles, aux États-Unis notamment: le fait de pouvoir les vendre (dans certaines conditions) peut motiver la réalisation de fouilles dans certains pays, conclut Nour-Eddine Jalil.