Bande dessinéeLa dessinatrice romande Mara a vu sa vie bouleversée
Alors qu’elle sort le deuxième tome de «Spirite», la jeune maman a appris que sa petite fille était atteinte d’une maladie génétique rarissime.
- par
- Michel Pralong
C’était parti pour être une rencontre joyeuse, pour évoquer la parution du deuxième tome d’une série qui nous avait tapé dans l’œil en 2020 et nous avait fait découvrir l’immense talent d’une auteure romande, Mara. Une BD qui sort, c’est normalement toujours une grande joie et fierté pour son auteur. En novembre, 2020, bien qu’elle habitait alors Lausanne, le coronavirus nous avait empêché de la rencontrer, l’interview s’était faite par téléphone. Aujourd’hui, alors qu’elle a déménagé près d’Aubonne (VD), la visite sur le lieu où elle crée ses personnages et ses planches est devenue possible.
L’idée était de savoir ce qui s’est passé entre la sortie du tome 1 et celle, le 4 mai dernier, du tome 2 de «Spirite». Bien que les librairies françaises aient dû fermer en raison du confinement 2 semaines après la mise en vente du premier volume, que Mara ait été presque totalement privée de festivals et dédicaces pour promouvoir son album, celui-ci a eu bonne presse et s’est tout de même vendu à 10 000 exemplaires.
Le syndrome de Koolen-de Vries
«En février, j’ai bouclé le tome 2 et j’étais très heureuse, j’allais pouvoir fêter cela, mais le lendemain éclatait la guerre en Ukraine», soupire Mara. Chez qui l’on sent encore une autre ombre, qui l’empêche d’autant plus de savourer ce nouveau volume et qu’elle nous explique lorsqu’on lui demande comment elle vit le moment: «Mi-avril, avec mon compagnon, nous avons appris que notre fille de 3 ans, Ellie, était atteinte d’un syndrome extrêmement rare: celui de Koolen-de Vries. Elle ne sera sans doute jamais autonome».
Cette maladie génétique, causée par l’absence d’un tout petit fragment du chromosome 17 n’a été découverte qu’en 2006 et elle serait très rare. «À notre connaissance, nous sommes le seul cas en Suisse, dit Mara. Mais difficile de le savoir car même les généticiens que nous avons rencontrés ne connaissaient pas ce syndrome». Il se caractérise par un retard du développement, des difficultés d’apprentissage et également un risque éventuel de problèmes médicaux. Les enfants touchés présentent des ressemblances physiques entre eux et ils ont été surnommés les Kool Kids. Notamment parce qu’ils sont en général très sociables, sympathiques, heureux et aimants.
Raconter ce qu’ils vivent
«Nous savions dès la naissance qu’il y avait un problème avec Ellie, mais personne n’avait jamais pu mettre un nom sur ce qu’elle avait jusqu’à tout récemment. Cela nous est tombé dessus, nous nous sommes sentis seuls au monde. Je suis restée trois jours en état de choc, nous sommes alors partis en vacances, qui nous ont fait du bien et où nous avons pu réfléchir à comment nous allions réagir».
Pour Mara, le fait que son compagnon Sylvain, qui dessine dans un studio d’animation, et elle soient artistes pourrait être une chance. «Ce que nous allons vivre, nous allons peut-être pouvoir l’évoquer, en faire quelque chose. Pourquoi pas un livre en commun? Nous verrons. Être artistes pourrait nous permettre d’exprimer tout cela, J’ai envie de créer une communauté pour d’Ellie. Ce qui est sûr, c’est que nous allons lui donner les meilleures conditions de vie possible».
Elle ne va pas lâcher sa série
Mais un tel bouleversement va-t-il lui faire abandonner, même temporairement, sa série «Spirite», prévue en 4 tomes? «Ah non, cette série reste mon autre priorité, je ne peux pas lâcher le morceau et je vais cravacher pour faire vivre ma famille. Apprendre cette nouvelle m’a donné une sorte de rage, de force. Je suis très pop culture et je me suis dit que c’était comme dans un jeu vidéo, on me mettait au défi, avec le plus haut niveau et que j’allais y arriver».
Elle sait de quoi elle parle, cette autodidacte au dessin d’une maîtrise exceptionnelle, qui est parvenue à se faire éditer alors que tant échouent et qui confirme également son talent de narratrice avec ce 2e tome de «Spirite». Et elle insiste pour que, lors de cette rencontre, on en parle aussi. Pas uniquement de sa fille. Sa série, elle l’a voulue comme un polar fantastique dessiné façon Disney, mais pas destiné aux enfants. «Parce que j’ai toujours été frustrée dans les dessins animés de Disney qu’on évite ce qui pourrait les choquer. Je rêvais d’histoire pour les plus grands mais racontées avec le même graphisme, alors voilà».
C’est exactement ce qu’elle a réussi à faire, en embarquant le lecteur dans un New York des années 1930. Un chasseur de (gentils) fantômes et une journaliste se retrouvent confrontés à de sombres personnages qui ont un lien avec un étrange phénomène survenu en Sibérie en 1908. Mara surprend sans cesse le lecteur (elle adore faire cela, avoue-t-elle, le piéger, l’emmener sur de fausses pistes, le faire tomber dans le panneau des idées reçues). Ce tome 2 enrichit l’univers mis en place dans le 1, nourrit des personnages qui ne sont jamais monolithiques et laisse bien des questions ouvertes pour la suite.
Il ne faut pas lire cette série (que) pour faire plaisir à Mara, mais tout simplement parce qu’elle est très réussie. C’est sans doute dans un éventuel futur projet autour de ce qu’elle vit, qu’une forme de solidarité et de compassion pourrait se mettre en place. Mara a déjà parlé de ce qui touche sa petite Ellie sur son compte Instagram. «Parce que des personnes vivent sans doute ce que nous traversons et que nous voulons aussi en savoir le maximum sur ce syndrome». Syndrome, qui, elle le sait déjà, ne permettra jamais à la petite Ellie de dessiner. «Elle n’aura pas la motricité fine nécessaire pour cela. Mais elle adore voir des dessins et écouter les histoires que je raconte». Et dieu sait si sa maman sait bien raconter des histoires.