The Two: «La créolité, c’est bouger à la rencontre de l’autre»

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MusiqueThe Two: «La créolité, c’est bouger à la rencontre de l’autre»

Le duo lausannois sort lundi 20 mars «Sadéla», un album de blues uniquement en créole qui vient annoncer le printemps. Rencontre.

Laurent Flückiger
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Laurent Flückiger

Tournage et montage: Bastien Vago. Interview: Laurent Flückiger

Cela fait dix ans que Yannick Nanette et Thierry Jaccard parcourent les scènes de Suisse et d’ailleurs avec leurs deux guitares sous le nom de The Two. L’amitié et le blues les réunit. Et il faut les voir en live se sourire (et nous faire sourire), se jeter des regards complices et vivre au son des cordes qu’ils pincent. Pour leur 3e album, «Sadéla», c’est en créole qu’ils vibrent. Sur dix titres, une brise mauricienne souffle au rythme des percussions, de la pluie, des vagues. Plus qu’un voyage, c’est la vie d’une partie de l’océan indien qui résonne à nos oreilles.

The Two vernissent leur disque dimanche 19 mars à 17 h au Théâtre de Beausobre à Morges avant une tournée qui les mènera notamment au Cully Jazz le 19 avril

Quelle est votre définition du blues?

Yannick Nanette: Nous, on a l’habitude de dire que le blues c’est le chant de l’âme. Chanter pour exister, pour revendiquer, pour exprimer sa joie, pour appeler ceux qui sont partis. C’est une musique de prière, une musique qui rassemble plein d’intentions et plein d’émotions. On parle de blues au pluriel, donc d’une multiplicité de types de musique, celle d’avoir des bleus à l’âme.

Et le blues s’étend bien au-delà du Mississippi…

Y. N.: Sur le marché de la musique, quand on te parle de blues on te ramène tout de suite au Mississippi. Mais dans l’océan Indien, à l’île Maurice, à Madagascar, les gens font du blues. Ils appellent ça différemment: séga, maloya, salegy.

C’est le 3e album de The Two. Qu’est-ce qui vous a décidé à le faire en créole?

Thierry Jaccard: Il y a beaucoup de choses. Les deux premiers albums contenaient déjà un ou deux morceaux en créole, il y a toujours eu l’envie de partir là-dedans. C’est la langue maternelle de Yannick et il songeait à écrire des textes en créole. Cela fait dix ans qu’on travaille ensemble, il a beaucoup partagé cette musique de l’océan Indien avec moi, je l’ai apprise au niveau rythmique, c’était le bon moment.

Vous jouiez déjà le premier morceau de l’album, «Mama Nette». De quoi il parle?

Y. N.: Effectivement, comme le dernier morceau de l’album, «Roseda». On estimait qu’on pouvait encore les retravailler et les mettre sur ce disque. Mama Nette, c’est Antoinette, ma grand-mère. Elle dit aux enfants qui jouent dehors que la pluie va tomber. Quand tu habites à l’île Maurice et que la pluie arrive, ça veut dire rentrer le linge qui sèche et qu’il faut placer les boîtes de conserve sous le toit qui fuit. Cette chanson raconte toute cette poésie. Les autres morceaux parlent du quotidien. «Tiambo», qui veut dire «Tiens bon», raconte le pêcheur toisant la mer et confronté aux vagues pour nourrir ses enfants. C’est une allégorie de la vie, du travail.

Vous avez l’air grave sur la pochette. Ce n’est pas dans vos habitudes.

T. J.: On nous a toujours vus avec un énorme sourire. Quand on joue, quand on est ensemble, on fait pas mal de blagues. Mais c’est album nous ramène à quelque chose de beaucoup plus intime que ce que nous avons fait jusqu’à aujourd’hui, on voulait que la pochette représente ça. Cela a surpris beaucoup de gens mais on a une autre photo où on prend exactement la même pose avec le sourire. Et c’est celle qui est pour la presse.

Thierry, vos racines ne sont pas à l’île Maurice. Vous vous retrouvez quand même dans cet album?

T. J.: Complètement. Je suis allé dix fois à l’île Maurice, j’ai été accueilli par la famille de Yannick, j’ai rencontré Mama Nette, j’ai la maison en tête quand il chante cette chanson. C’est une histoire de vie qu’on partage, les thématiques aussi, la famille, l’amour, le travail. La créolité, c’est aussi comment tu bouges à la rencontre de l’autre. Pour moi, cet album c’est ça, comment je bouge à la rencontre de Yannick, comment il a bougé à mon contact. Les deux premiers albums partaient dans un sens. Là, on part un peu dans un autre, et pour moi c’est ça la vie.

Vous avez travaillé avec un producteur renommé.

T. J.: Avec David Donatien, Martiniquais, qui est le partenaire de Yael Naim dans la vie et dans la musique. Il a travaillé avec Bernard Lavilliers, Angélique Kidjo, a gagné plein de Victoires de la musique et un Grammy. C’est une histoire de rencontre. Julien Feltin, le directeur de l’EJMA, qui était aussi mon voisin quand j’étais petit et mon prof de guitare, est venu jouer quelques fois avec nous. Un jour, il nous a dit que, pour le prochain album, on devait passer un cap, ajouter une paire d’oreilles à notre duo. Il s’avère que Julien Feltin a été musicien pour Yael Naim et a donc pensé à David Donatien, qui a tout de suite répondu oui à notre demande.

Y. N.: David Donatien nous a fait entendre les choses d’une autre manière. Avec son expérience, il savait déjà où il voulait nous emmener mais c’était à nous de faire la démarche. C’était un travail très dense et très émotionnel.

Avec cet album, vous passez un cap. Cela vous donne de nouvelles ambitions?

Y. N.: On va là où la musique va. Si on a décidé de travailler avec un producteur, c’est qu’on a toujours faim. La musique, c’est notre quête de spiritualité, de sens, de lien avec le monde. La musique, c’est ça, à côté de boire des bières. (Rires.)

T. J.: Ce qu’on visait, c’était l’expérience, continuer à avancer, à apprendre, à développer ce qu’on partage depuis dix ans. Si on peut poursuivre ce qu’on fait depuis le début, c’est déjà incroyable.

«Johnny Hallyday nous a dit: «Les gars, c’était vachement bien. C’est quand qu’on vous revoit?»

Thierry Jaccard, The Two

Vous vernissez «Sadela» le 19 mars au Théâtre de Beausobre à Morges. Comment allez-vous interpréter ce disque sur scène?

T. J.: David Donatien sera là pour les percussions. Et il emmène ses potes, qui ont également enregistré des pistes sur l’album: Xavier Tribolet au piano, à la batterie et à l’accordéon ainsi que Daniel Roméo à la basse. Il y a encore Ben Watling au trombone et à la trompette. Pour la tournée, on sera en quatuor.

Dans vos faits d’armes, il y a cette partie de Johnny Hallyday à l’Arena de Genève fin 2015. Quels souvenirs en gardez-vous?

Y. N.: C’était de la psychopathie. J’ai grandi avec sa musique, à Maurice, j’avais des oncles et des tantes qui étaient fans. C’est quand tu le vois que tu te rends compte que c’est un lion. Il était malade à l’époque du concert. Il descend de scène, c’est un papy. Après, l’entracte, quand il remonte sur scène, à chaque marche qu’il fait, il devient un gladiateur, un Dieu vivant. Il a pris son micro pour interpréter «Que je t’aime». Et le public a chanté en choeur. C’était fou.

T. J.: On a vécu un moment hors du temps. On a joué une demi-heure, ça s’est passé en un claquement de doigts, tellement il y avait de pression, d’intensité. Je me souviens qu’on a été accueilli par les musiciens de Johnny dans les loges. Après le concert, il est venu nous voir, il a signé nos guitares, il nous a dit: «Les gars, c’était vachement bien. C’est quand qu’on vous revoit?» (Rires.)

Y. N.: Et il est mort peu de temps après! Merde!

The Two, «Saléda», sortie le 20 mars 2023

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