États-UnisAu Texas, les conservateurs font la police des lectures à l’école
Pour ne pas culpabiliser les enfants blancs, des États américains mettent en sourdine des ouvrages parlant de racisme ou de sexisme. Des enseignants parlent de «chasse aux sorcières».
![Toni Morrison et son ouvrage «Beloved» ne sont pas les bienvenus dans certaines écoles de l’État de Virginie. Toni Morrison et son ouvrage «Beloved» ne sont pas les bienvenus dans certaines écoles de l’État de Virginie.](https://media.lematin.ch/4/image/2023/11/10/adecea6f-516a-4593-a150-af3eeb308865.jpeg?auto=format%2Ccompress%2Cenhance&fit=max&w=1200&h=1200&rect=0%2C0%2C2048%2C1367&fp-x=0.5&fp-y=0.5003657644476956&s=dd166d59933a3a446ee7ee8b1fbd63b3)
Toni Morrison et son ouvrage «Beloved» ne sont pas les bienvenus dans certaines écoles de l’État de Virginie.
AFPLa guerre scolaire est déclarée au Texas, où les autorités de cet État conservateur du sud des États-Unis s’attaquent aux livres sensibilisant les écoliers au racisme et à l’identité de genre, estimant qu’ils culpabilisent les enfants blancs. Illustration de cette offensive, menée par une quinzaine d’États dans le pays, une bande dessinée relatant les microagressions non intentionnelles, qu’un enfant afro-américain subit à cause de sa couleur de peau, a été retirée en octobre des bibliothèques scolaires de l’ouest de Houston.
«New Kid», de Jerry Craft, fait partie d’une liste de 850 ouvrages établie par une commission parlementaire qui enquête dans les écoles sur les livres évoquant le racisme ou le sexisme institutionnel. Les débats sur ces livres «vont se multiplier à travers le pays, dans les zones urbaines où il existe une pression conservatrice au niveau de l’État, mais où l’on est plus démocrate localement», explique Brandon Rottinghaus, professeur de sciences politiques à l’Université de Houston.
Des cauchemars
À l’autre bout du pays, le gouverneur républicain fraîchement élu en Virginie a promis que les parents auront leur mot à dire sur les livres choisis par les écoles publiques. Pendant la campagne, Glenn Youngkin a diffusé le témoignage d’une mère, choquée que son fils lycéen ait eu des cauchemars après avoir étudié «Beloved», un classique de la romancière afro-américaine Toni Morrison. Prix Pulitzer en 1988, il raconte l’histoire d’une ancienne esclave qui choisit de tuer son enfant pour lui éviter de subir à son tour les atrocités de l’esclavage.
Les conservateurs dénoncent également l’enseignement de la «théorie critique de la race», un courant de pensée analysant le racisme aux États-Unis comme un système, avec ses lois et ses logiques de pouvoir à l’avantage des personnes blanches, plutôt qu’un préjugé individuel contre les minorités. Il s’agit de lutter contre la culture «woke», un terme développé par la gauche américaine pour désigner la prise de conscience des injustices, notamment liées à la couleur de peau ou au genre, et qui a conduit à la mise à l’index de livres contenant des stéréotypes raciaux.
«Censure croissante»
L’Association des bibliothécaires du Texas a regretté «la censure croissante» dans cet État, rappelant qu’un «parent a le droit de déterminer ce qu’il y a de mieux pour son enfant, mais pas pour tous les enfants». L’Association des enseignants du Texas a, quant à elle, qualifié l’enquête parlementaire de «chasse aux sorcières», après le vote d’une loi encadrant très précisément la façon dont les sujets comme les inégalités raciales ou sexuelles doivent être enseignés.
«Un parent a le droit de déterminer ce qu’il y a de mieux pour son enfant, mais pas pour tous les enfants.»
Dans l’académie scolaire de Spring Branch, «The Breakaways», une bande dessinée dont un des personnages est né fille mais se sent garçon, a été retiré et placé sur la liste de la commission, qui se base sur plusieurs plaintes de parents contre la présence de certains livres dans les bibliothèques. Pour son auteure, Cathy G. Johnson, «l’interdiction de livres détourne l’attention des médias du vrai mal que des responsables politiques comme le président de la commission, Matt Krause, perpétuent».
Elle rappelle que l’association Equality Texas considère ce républicain, en lice pour devenir procureur de l’État, comme «un auteur prolifique de lois anti-LGBTQ».
«Mal à l’aise tout le temps»
Le livre «New Kid» a finalement retrouvé sa place dans les rayonnages. Il a été traduit dans une dizaine de langues («Le Nouveau», en français) et couronné de prix prestigieux. S’inspirant de son expérience personnelle et de celle de ses enfants, Jerry Craft évoque avec finesse les difficultés d’un collégien afro-américain à s’intégrer dans un établissement privé majoritairement blanc.
«Si nous travaillions ensemble et que je faisais sans le savoir quelque chose qui vous offense, vous devriez pouvoir me le dire sans que je me fâche», explique-t-il. Ses détracteurs «préfèrent fermer la porte et laisser les choses telles qu’elles sont. Mais, actuellement, mes enfants et moi sommes mal à l’aise tout le temps».
Exemplaires envoyés gratuitement
Les crispations créées par l’interdiction de «New Kid» ont poussé la New-Yorkaise Alessandra Bastagli à lancer une campagne pour envoyer des exemplaires de l’ouvrage à des dizaines d’écoles du Texas. «Mes enfants étaient en colère et ne voulaient pas que les petits Texans soient privés de ce livre qu’ils adorent» explique cette mère de deux enfants de 8 et 9 ans, d’origine italo-portoricaine. Elle a fait envoyer gratuitement 200 exemplaires de «New Kid» et «Class Act», un autre ouvrage de l’auteur, aux bibliothèques qui en font la demande. Jeudi, la librairie afro-américaine de Houston chargée d’expédier les commandes indiquait que tous les livres étaient partis.