CyclismeQuand les forçats de la route parcouraient 482 km en une étape
Il y a exactement 104 ans, le Tour de France avait fait rouler les coureurs d’une traite entre Les Sables-d’Olonne et Bayonne. Une folie bien loin des tracés actuels, qui permettent aux stars d’affoler les compteurs.
- par
- Robin Carrel
Depuis quelques jours, Jonas Vingegaard et Tadej Pogacar se mettent des K.-O. parmi sur les routes de la Grande Boucle. Le Danois et le Slovène sont en train de s’inventer une vraie rivalité, qui pourrait bien rentrer dans la légende de la plus grande course cycliste au monde. L’épisode de jeudi, entre Tarbes et les hauts de Cauterets, en a encore rajouté une couche. Après 145 km de course, le coureur de l’UAE Team Emirates a repris un peu du temps perdu la veille entre Pau et Laruns, sur un tracé de 163 bornes.
Forcément, les chiffres développés par les deux jeunes athlètes sont fous. Et les grincheux, ainsi que les pseudoscientifiques des réseaux sociaux, vont trouver que leurs performances sur la bicyclette sont d’un autre monde, voire d’un autre temps. Forcément, quand on a été écarté du milieu par la force, on a tendance à être un peu aigri. Le vélo des années 2020 n’étant pas la même discipline que le cyclisme des années nonante et encore moins du début du siècle dernier.
Autres temps, autres mœurs, donc. Mais il convient tout de même de remettre sur le devant de la scène ce qui se faisait il y a 104 ans tout pile, sur le Tour de France. Le 7 juillet 1919, ceux qu’on nommait alors à très juste titre les «forçats de la route» ne faisaient clairement par le même sport que les actuelles fusées des pelotons professionnels. Car au menu de la 5e étape de la 13e édition de la Grand Boucle, entre Les Sables-d'Olonne et Bayonne, les… vingt coureurs en lice se sont farci une petite étape de plat avec la bagatelle de 482 kilomètres à couvrir.
On n’y a jamais dépassé les 80 mètres d’altitude, c’est vrai, mais imaginez l’état des routes au sortir de la Première Guerre mondiale. C’est un peu comme si, aujourd’hui, vous habitiez La Plaine, près de Genève, preniez le vélo de votre fille de onze ans et que, au niveau kilométrique, vous décidiez de rejoindre Zernez, au fin fond des Grisons. Une folie et, forcément, des chiffres bien différents de ce que l’on peut voir aujourd’hui.
Car ce 7 juillet 1919, le premier à franchir la ligne d’arrivée dans la cité basque avait mis 18 heures, 54 minutes et 7 secondes pour parcourir les 482 bornes au programme. Il s’appelait Jean Alavoine, un Français de l’équipe Peugeot-Wolber. Il avait devancé au sprint son compatriote René Chassot et le Belge Léon Scieur. La légende Eugène Christophe - premier coureur de l’histoire à revêtir un maillot jaune qui avait été inventé cette année-là - avait conservé la tête au général et le peloton ne comptait le lendemain plus que 17 concurrents, après les abandons des frères Pélissier et l’abandon du Belge Urbain Anseeuw. Ils ne seront que dix classés à la fin, sur 67 partants.
Vingt jours plus tard, à l’arrivée de Paris et au terme d’une dernière courte étape de 340 bornes entre Dunkerque et le Parc des Princes, c’est le Belge Firmin Lambot qui a gagné la Grande Boucle. Il avait parcouru les 5560 kilomètres de l’épreuve en plus de 231 heures, avec 1h42'54 sur Jean Alavoine et 2h26'31 sur Eugène Christophe, qui avait tout perdu lors de l’antépénultième étape entre Metz et Dunkerque (468 km). Le «Serrurier de Malakoff» avait laissé une heure et dix minutes en route, contraint de réparer la fourche de son vélo.
«Une ovation monstre m’attendait au Parc des Princes. Je ne l’oublierai jamais. Ce m’était un rude réconfort de constater que, si j’avais perdu la première place du Tour de France et le gain qu’elle m’eût procuré, je gardais l’estime et la sympathie de tous les sportsmen français», avait dit le malheureux. Henri Desgrange, l’inventeur du Tour de France, avait ensuite lancé une souscription pour que le public ému par l’accident de leur chouchou puisse «compenser la perte d’argent résultant de son accident».
Christophe rentrera chez lui avec 13’500 francs français en poche, soit presque le double perçu par le gagnant Firmin Lambot. Pas le même sport, autre temps, autres mœurs, qu’on vous disait. Mais le financement participatif existait déjà.