InterviewStéphane Décotterd: «Le chef n’exige plus, il s’adapte au rythme de la nature»
Le mercredi 1er novembre, le salon Goûts et Terroirs à Bulle consacre une journée à la cuisine éthique, locale et durable avec le concours du chef étoilé aux 18 points Gault&Millau. Goûtez, c’est d’ici.
- par
- Laurent Flückiger
En 2019, Stéphane Décotterd reçoit à Londres le prix de la cuisine éthique par les Relais & Châteaux. Le chef étoilé aux 18 points Gault&Millau, qui a fondé la Maison Décotterd à Glion (VD) après avoir quitté Le Pont de Brent, est alors récompensé pour avoir opéré un basculement aussi passionnant qu’essentiel en misant sur des produits locaux et sur des circuits courts. Il y a tant à dire sur ce changement de paradigme – et à goûter – que ça méritait bien, de la part des organisateurs du salon Goûts et Terroirs, d’y consacrer une journée, le mercredi 1er novembre à l’Espace Gruyère à Bulle. Et nous, une interview.
Stéphane Décotterd, c’est quoi la cuisine éthique?
Le terme regroupe plusieurs choses. L’ancrage local en est une, les circuits courts et la traçabilité sont aussi très importants. Je vous donne un exemple: je connais un éleveur qui fait du bœuf Wagyu dans le Jura. Je connais les bêtes, je sais comment elles ont été nourries, traitées, je décide avec l’éleveur de l’abattage des bêtes que je veux. Je connais toute la chaîne pour avoir un produit de qualité. Afin de maîtriser toute la chaîne, bien souvent ça passe par un approvisionnement local. Même si ce n’est pas impossible de le faire sur un poisson de ligne en étant en contact direct avec un petit bateau en Bretagne.
Le prix juste est-il aussi important dans la cuisine éthique?
Bien sûr. Quand je travaillais avec des grossistes sur du homard, forcément les prix se négociaient chaque semaine. Avec la cuisine éthique, on s’affranchit de ça. Le prix juste, c’est celui qui permet aux petits producteurs et éleveurs de vivre de leur travail. Et ce sont eux qui me le proposent en amont. Au final, tout le monde est satisfait: moi parce que j’ai un produit de qualité et eux parce qu’ils ont un revenu correct. C’est un cercle vertueux.
Le homard, justement. En proposer à la carte en Suisse est-il compatible avec la cuisine éthique?
(Il sourit.) C’est jamais noir ou blanc… Je ne suis pas donneur de leçons. Si un de mes collègues veut travailler du homard qui vient d’une pêche de petit bateau et qu’il le reçoit le lendemain de la pêche, je n’ai pas de problème avec ça. Au contraire avec un homard pêché à grande échelle, stocké dans des viviers durant plusieurs jours et qui voyage d’entrepôt en entrepôt dans des boîtes. La cuisine éthique n’est pas forcément locale. De mon côté, j’essaie de faire une cuisine qui a le goût de l’endroit où on est.
À titre personnel, pourquoi vous engagez-vous en faveur de la cuisine éthique?
J’ai eu un déclic avec un couple de Nice qui est venu manger à mon restaurant au Pont de Brent il y a quelques années. J’avais un rouget aux olives à la carte. Ils m’ont complimenté et j’étais flatté que des gens du sud de la France le fassent sur un plat de leur région. Mais j’ai réalisé qu’ils venaient de faire six heures de route pour manger ça chez moi et que moi je n’aimerais pas qu’on me serve une truite du Léman sur la Côte d’Azur. Je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose d’autre à proposer avec ce qu’on peut trouver autour de soi en Suisse. En développant l’idée, je me suis rendu compte qu’en plus de faire une cuisine qui a du sens, la démarche répond à plein de problématiques actuelles: malbouffe, maltraitance animale, pollution, surpêche…
Cela a dû être un grand travail d’apprentissage.
Absolument. On m’a présenté Anne-Marie Maillard, qui est cueilleuse à Charmey et qui a déjà collaboré avec Carlo Crisci. C’était une rencontre marquante dans ma cuisine. Elle m’a fait découvrir une quantité d’herbes et de goûts d’ici. C’est un changement qui m’a amené à faire la connaissance de pleins de petits producteurs, et ça a appelé à beaucoup d’humilité. Le produit que l’on travaille sur la planche a plus de valeur s’il est cherché auprès d’eux plutôt que déchargé du transpalette. Il y a aussi le fait que ce n’est plus le chef qui exige mais il s’adapte au rythme de production et de la nature. C’est revenir à quelque chose qui s’est toujours fait mais qu’on a peut-être oublié en voulant tout avoir tout le temps.
N’y a-t-il pas en Suisse un complexe d’infériorité, qui fait qu’on préfère faire de la cuisine italienne ou française que de travailler les produits d’ici?
Certainement, même s’il faut dire que la France et l’Italie ont des terroirs absolument fabuleux et des traditions culinaires séculaires. Les pays nordiques, avec leur climat où on ne produit pourtant quasi rien, ont créé en une vingtaine d’années une gastronomie de toutes pièces. Ils doivent servir d’exemples.
À Bulle, en plus d’une table ronde, vous invitez des chefs à cuisiner à vos côtés. Quels seront les plats? Mettez-nous l’eau à la bouche.
Il y a Jérémy Cordier, du restaurant Les Cerniers, aux Giettes (VS), qui est l’un de mes anciens cuisiniers. Il fera une recette à base d’herbes sauvages qu’il a cueillies. Avec Rafael Rodriguez de l’auberge de L’Abbaye de Montheron, au-dessus de Lausanne, c’est de l’ultralocal. Il cuisinera des courges et d’autres produits récoltés tout près de son établissement. Damien Germanier, du restaurant Damien Germanier à Sion, préparera de la chasse valaisanne sur le principe des oreilles à la queue, cette idée de tout valoriser chez l’animal. Je fais également une recette de poissons d’eau douce avec comme commis Josef Zisyadis, directeur de la Fondation du goût.
Comment nos lectrices et nos lecteurs, qui ne sont pas des chefs de grands restaurants, peuvent-elles et ils faire de la cuisine éthique?
C’est difficile. Il faut du temps – et c’est souvent ce qui manque – pour cuisiner, pour aller chez les producteurs de vente directe. Mais on a un terroir extraordinaire et c’est possible de faire de la haute gastronomie avec ce qu’on a autour de nous. On peut déjà s’y intéresser un petit peu à la maison. Au lieu de commander du bœuf de Wagyu dans des boucheries spécialisées du Japon sur Internet parce que ça fait bien, on peut discuter avec son boucher pour avoir une pièce de viande qui a une traçabilité. Durant le Covid, les éleveurs, les petits commerces étaient dépassés par la demande. L’effet est vite retombé quand tout le monde a retrouvé sa vie normale. Ce sont pourtant ces gens-là qui font le tissu de notre pays, qui entretiennent un savoir-faire et le paysage. Ils n’ont pas seulement besoin de subventions fédérales mais aussi qu’on s’intéresse à ce qu’ils font. Et c’est très souvent de qualité.
Goûts et Terroirs, du 1er au 5 novembre 2023, Espace Gruyère, Bulle (FR). Infos et billetterie: gouts-et-terroirs.ch