PolémiqueLes salles de cinéma sont-elles encore sûres?
Après plusieurs rixes entre spectateurs durant les projections de «Creed III» en France, le phénomène semble gagner la Suisse.
- par
- Christophe Pinol
Décidément, la sortie du film «Creed III» continue de faire des remous. En France, le weekend du 4 et 5 mars avait été marqué par plusieurs incidents à travers le pays, dans des salles projetant le film: bagarres rangées entre spectateurs, insultes, jets de projectiles… Au cinéma Voltaire, à Ferney-Voltaire, à deux pas de Genève, le patron en est même venu aux mains avec un fauteur de trouble. Et il y a deux jours, les incidents ont gagné la Suisse, plus précisément le Palace Wetzikon, près de Zurich.
Des problèmes d’incivilité semblent avant tout être à l’origine de la situation – un groupe de spectateurs qui parle trop fort, quelqu’un qui leur demande de se taire, le ton qui monte… –, mais est également pointée du doigt l’application TikTok, ou circulerait plusieurs défis. Notamment de filmer la plus belle bagarre. Non pas à l’écran mais entre spectateurs. De nombreux exploitants français n’ont ainsi pas hésité à déprogrammer le film de leurs salles, craignant que d’autres incidents ne se produisent. En Suisse, ce n’est pas encore le cas.
Perte de gains
«En retirant le film de l’affiche, je m’assoie sur 50'000 euros de chiffre d’affaires», s’étrangle David Marguin, le directeur du Cinéma Voltaire, établissement régulièrement fréquenté par le public genevois. Il nous raconte ce qui l’a poussé à prendre cette décision: «Samedi dernier, lors de la projection, des spectateurs viennent se plaindre d’un groupe qui parle fort et utilise leur téléphone. Je vais les voir et leur demander de se calmer. Une fois, deux fois et à la troisième, j’essaie d’en sortir un de la salle. Et là, il me saute dessus. Un petit gars de 15 ans. Il cherchait le contact. Donc empoignade, on roule sur le sol et je parviens finalement à le traîner dehors, où les gendarmes l’attendaient car je les avais prévenus. J’ai porté plainte et j’ai déprogrammé le film, craignant l’escalade. Je tiens à la sécurité de mon personnel et de mes spectateurs. Mais le pire, c’est que mardi dernier, ça a recommencé à l’avant-première de «Scream VI»! J’étais dans la salle pour faire la police et il y a de nouveau eu un chahut pas possible durant toute la projection. Mais cette fois tellement dispersé que je n’ai rien pu faire. Et le lendemain, j’ai préféré annuler la sortie».
En Suisse aussi
Même topo – ou presque – au Palace de Wetzikon (ZH). «Mardi dernier, quelques personnes se sont mises à fumer des e-cigarettes dans la salle durant «Creed III», se souvient le manager, Severin Brenner. J’ai dû les faire sortir. Des jeunes entre 12 et 16 ans. Et à la fin de la projection, j’ai constaté que bon nombre de sièges avaient été saccagés. On avait versé des sauces à nachos sur les sièges en écrasant des M&M’s par-dessus. Ça nous a demandé plus de 6 heures de nettoyage, alors qu’habituellement l’affaire est réglée en une heure trente». Le manager suspecte un nouveau challenge TikTok. «Du style: plus tu saccages une salle, plus t’es cool». Il avait d’ailleurs déjà été victime d’un autre de ses stupides paris, l’été passé, cette fois lié au film «Les Minions 2: Il était une fois Gru».
Du côté de Pathé Suisse et d’Arena Cinemas, deux des grands groupes du pays, on ne s’alarme pas: «Nous n’avons pas constaté ce type de problème dans nos salles», précisent en cœur leur patron respectif, Venanzio Di Bacco et Edouard Stöckli. Pourtant, dans les salles Pathé en tout cas, les effectifs semblent se réduire comme peau de chagrin face à l’automatisation des différents services, cabines de projection et caisses en premier lieu. Au centre commercial de Balexert, à Genève, des portiques automatiques ont même maintenant été installés pour gérer l’accès de l’enceinte du cinéma. En cas de problèmes, les rares employés restant peuvent-ils encore assurer la sécurité des lieux? «Oui, affirme Venanzio Di Bacco. Cette solution digitale nous permet simplement de déplacer nos forces pour renforcer d’autres postes du cinéma, comme la maintenance des salles ou le foyer. Mais à Balexert, on est aussi en contact avec la sécurité du centre commercial, qui peut réagir rapidement en cas de problème».
Problèmes sociétaux
Alors pourquoi ce «Creed III» suscite-t-il finalement tant de passion? «Peut-être que sa nature – un film sur la boxe – excite effectivement un peu plus un certain public, reconnaît David Marguin à Ferney-Voltaire. Mais je ne crois pas qu’en fin de compte ce film soit vraiment le problème. Le groupe responsable de l’incident dans ma salle, le weekend dernier, voulait d’ailleurs à l’origine voir un autre film. Non, en France, le cinéma est le loisir culturel préféré des français, accessible à tous. Et j’ai peur que les salles se soient aujourd’hui transformées en une garderie à moindre coût pour beaucoup de parents. Pour «Creed III», on avait au bas mot 200 mineurs non accompagnés le weekend dernier. Et j’avais rencontré des problèmes similaires avec le film d’horreur «Halloween Ends», il y a quelques mois». On se souvient aussi que certains films, et même des Marvel, avaient récemment transformé des salles françaises en véritable champ de foire.
L’exploitant souligne un autre point intéressant: «Avant le COVID-19, on avait différents dispositifs pour parer à ce genre de comportements. Notamment des îlotiers et des médiateurs pour encadrer une certaine partie de la jeunesse en manque de civilité. Mais ces actions n’ont pas encore été réactivées depuis la réouverture des salles». Alors en attendant, le manager ne veut plus prendre de risque: pour la sortie de «John Wick 4», le 22 mars, il a d’ores et déjà prévu d’engager des agents de sécurité pour parer à d’éventuels autres débordements.
«Relativisons…»
Ce genre de pratiques risque-t-elle d’arriver en Suisse? A Pathé Balexert, une source interne nous souffle que la question d’un Securitas posté à l’entrée des salles a déjà été évoquée… Pour le patron de la chaîne Arena Cinemas, il faut néanmoins relativiser. «Ce sont juste des jeunes qui se lâchent un peu. Un exploitant de salles devrait être heureux qu’on vienne faire un peu la fête chez lui…, explique Edouard Stöckli. Alors parfois, ils dépassent les bornes, d’accord. Mais un cinéma, ce n’est pas une église. Surtout avec un film hollywoodien comme «Creed III»… Plus sérieusement, je crois qu’il faut avant tout se demander ce que traversent ces jeunes, ce qui les poussent à agir de la sorte. Regardez leur environnement social: on ne peut pas comparer ce qu’ils vivent en France et le confort dont on jouit en Suisse».