InnovationQuand l’intelligence artificielle met l’art en danger
Deux logiciels stupéfiants d’efficacité, l’un dédié aux arts visuels, l’autre à l’écriture, Midjourney et ChatGPT, pourraient bientôt mettre les artistes au chômage.
- par
- Christophe Pinol
En septembre dernier, une petite révolution avait mis toute la planète geek en ébullition. Dans le Colorado, une peinture conçue en quelques minutes par des algorithmes dopés à l’intelligence artificielle (IA), sur la base de quelques simples mots-clefs, avait remporté le premier prix d’un concours au nez et à la barbe des autres artistes, eux bien légitimes.
Trois petits mois plus tard, cet événement fait figure d’aimable goutte d’eau dans l’océan en regard des IA qui envahissent aujourd’hui tous les domaines artistiques. Non seulement la peinture mais aussi la photographie, le cinéma, la littérature… On trouve maintenant des bandes dessinées entièrement générées par des algorithmes; des clichés, criants de vérité, mais illustrant des scènes qui n’ont jamais existé; ou encore des scénarios de films et des contes pour enfants conçus par des machines…
«Je me demande si dans quelques années il y aura encore assez de place pour la création artistique humaine», s’inquiète un certain Frank Meinl sur Twitter. Tandis que j86 parie déjà sur un Netflix, en 2050, capable de créer instantanément un film sur la base des préférences de l’abonné…
Des possibilités infinies
En attendant, dans le domaine de l’art graphique, c’est Midjourney (avec sa récente V4), qui fait actuellement des miracles. Boosté à l’intelligence artificielle, l’outil est capable de générer des images à partir d’un texte. Il suffit de préciser une idée à travers quelques mots-clefs (on appelle ça rédiger un «prompt») – «cimetière, nuit, ambiance fantastique», ou «dragon attaquant un chevalier au bord d’une falaise» – et en quelques minutes, le programme créé de toutes pièces une série d’illustrations en s’inspirant de milliers d’autres images sur le(s) même(s) thème(s). Et contrairement à d’autres logiciels comme Dall-E, celui-ci ne vise pas le réalisme mais est justement entraîné à soigner un rendu artistique, avec une attention toute particulière, souvent assez bluffante, portée à la composition des couleurs et de la lumière. On peut même lui demander de s’inspirer d’artistes précis – John Howe, Jérôme Bosch, Gustav Klimt –, de créer une affiche de spectacle ou de lui demander de simuler un rendu cinématographique (choix des objectifs compris) à la manière de Pedro Almodovar ou Hayao Miyazaki. Les possibilités semblent infinies…
La Haute École d’Art et de Design de Genève (HEAD) n’a d’ailleurs pas attendu pour prendre le sujet à bras-le-corps, et ce programme en particulier depuis quelques mois. «On organise des workshops et différents projets gérés par des enseignants spécialisés en la matière, nous explique Anthony Masure, responsable de la recherche à la HEAD (HES-SO). C’est assez unique. En France, ça n’existe par exemple pas du tout. On débat sur ces nouvelles techniques, on les décortique, on les déconstruit, on les détourne… C’est un vrai terrain d’exploration».
Et le droit d’auteur dans tout ça?
Mais tout cela soulève évidemment des questions épineuses, comme celle du droit d’auteur. «Le paradoxe, avec Midjourney, poursuit Anthony Masure, c’est qu’en payant la licence – 30 francs par mois –, on se retrouve propriétaire d’œuvres générées à partir de quelque chose qui ne nous appartient pas. Il y a un vrai danger. C’est une chose qui occupe actuellement beaucoup les juristes et en attendant que cela soit statué, certains artistes ont déjà demandé que leurs œuvres soient retirées de ces bases de données, comme le designer Philippe Starck».
En août dernier, Steve Coulson, directeur créatif d’une agence transmédia américaine, publiait sa première BD entièrement conçue avec Midjourney, «Summer Island». De nombreuses voix s’étaient alors élevées pour dénoncer sa pratique, évoquant la contrefaçon, le plagiat ou même le vol pur et simple. L’artiste lui-même avouait ne pas être très à l’aise avec ce procédé: «Je me sentais coupable de capitaliser sur le portfolio d’autres artistes», expliquait-il au site L’ADN, sans toutefois nommer ceux dont il s’était inspiré. Il avait alors eu l’idée de combiner Midjourney à un autre programme, Stable Diffusion, pour «entraîner» ce dernier à son propre style. Depuis il a créé quatre autres comics, tous disponibles gratuitement sur son site.
Le phénomène ChatGPT
C’est aussi en combinant ces deux logiciels que l’artiste Wetterschneider génère de fausses photos de nanars SF. Un peu comme si un photographe de plateau avait été dépêché sur le tournage d’un «Star Wars» réalisé dans les années 70 par Alejandro Jodorowsky, le réalisateur franco-chilien déjanté de «El Topo» ou «Santa Sangre». Des clichés qui laissent imaginer des films fous qui resteront à jamais fantasmés.
À côté de ça, le premier long métrage écrit par une intelligence artificielle, «Le journal de Sisyphe», est attendu pour l’an prochain. Il est italien, mis en scène par un certain Mateusz Miroslaw Lis, et mêlera drame humain et voyage initiatique. Peu d’infos ont encore filtré sur son processus d’écriture mais l’on sait déjà que sa conception appartient au passé. Sortie depuis à peine quelques jours, la nouvelle version du logiciel ChatGPT, développé par la société OpenAI, n’en finit pas de bluffer la planète entière. Tenir une conversation, rédiger des poèmes, un discours politique ou des battles de rap (rimes et traits d’humour inclus), générer un scénario de film complet avec description détaillée des personnages et des décors clefs de l’histoire, mais aussi formuler une opinion sur un sujet nécessitant une réflexion nuancée… Il semble capable de tout. «Je viens d’avoir une conversation de 20 minutes avec ChatCPT à propos de l’histoire de la physique moderne, confiait le physicien Peter Wang sur Twitter. Si seulement j’avais eu ce truc comme professeur durant mes hautes études… OMG. Je crois qu’on peut maintenant sincèrement réinventer tout le concept de l’éducation».
Quand tout semble possible…
Et les internautes de s’amuser comme des fous avec les possibilités offertes par le logiciel: «Rédige un conte fantastique avec Mme de Pompadour, Guy Lux et Jack L’éventreur», suggère ainsi un certain George Kaplan, toujours sur Twitter. Et le pire, c’est que ça tient la route…
Reste maintenant à savoir si tout cela devient pour autant de l’art? Selon Steve Coulson, «Composer un «prompt», c’est presque comme écrire un haïku et le voir prendre vie». Pour lui, ce serait donc ça la partie artistique: synthétiser sa pensée et définir les éléments essentiels à l’élaboration d’une œuvre avant de laisser la machine se charger du travail. Un peu comme un réalisateur occupé à la préproduction de son film et qui donnerait des directions à ses différentes équipes artistiques, en quelque sorte. Pourquoi pas…
Quid de l’avenir
Anthony Masure, lui, compare plutôt le phénomène à l’arrivée de la photographie et du cinéma. «Je ne vois pas de différence fondamentale. Pour que la photo et le cinéma deviennent un art, il a fallu que des gens en fassent autre chose que la simple reproduction à laquelle ils étaient à l’origine destinés. Aujourd’hui, on en est là avec Midjourney: aux balbutiements. Après, est-ce que ce procédé deviendra réellement un art? Ce n’est pas gagné…».
Mais alors quid de l’avenir des artistes, maintenant, si des machines commencent déjà aujourd’hui à concevoir des œuvres si convaincantes? «Les répercussions vont être énormes sur notre quotidien, parce que ces intelligences artificielles touchent à toutes les couches de la société: la mode, l’architecture, la politique, la médecine, le jeu vidéo… Mais je crois que tout l’intérêt de ces algorithmes résidera dans leur association avec un artiste: une collaboration entre l’humain et la machine. Sans ça, toutes les œuvres finiront par se ressembler. Et à l’avenir, je vois bien ce type de logiciel devenir un membre à part entière d’une équipe de designers, à qui on confierait l’exploration de certaines pistes créatives ou certaines tâches répétitives…».