Afghanistan - Une fuite des cerveaux de mauvais augure pour le pays

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AfghanistanUne fuite des cerveaux de mauvais augure pour le pays

Parmi les Afghans ayant fui leur pays jusqu’à jeudi, figurent de nombreuses personnes ayant suivi des études. Même les talibans s’inquiètent de cet état de fait…

De nombreux Afghans ayant suivi des études ont fui leur pays (ici une famille à l’aéroport Dulles, à côté de Washington).

De nombreux Afghans ayant suivi des études ont fui leur pays (ici une famille à l’aéroport Dulles, à côté de Washington).

AFP

Juristes, fonctionnaires, techniciens… Les Afghans qualifiés sont largement représentés au sein des réfugiés des dernières semaines, engendrant une fuite des cerveaux dramatique pour l’Afghanistan, dont les talibans, au pouvoir depuis le 15 août, se sont eux-mêmes inquiétés.

«Nous avons laissé l’Afghanistan aux mains de sauvages. Mais pouvions-nous rester et travailler sous l’Émirat islamique? Notre seul salut était l’exil.»

Rachid, haut fonctionnaire afghan réfugié en France

Lors de leurs opérations d’évacuation, les Occidentaux ont privilégié les Afghans ayant collaboré avec eux – journalistes, fixers, interprètes, membres d’ONG –, mais aussi les personnalités susceptibles d’être en danger avec le retour au pouvoir des «étudiants en religion», comme les intellectuels ou les artistes. Plus de cent mille personnes ont ainsi fui le pays depuis la mi-août, redoutant que les nouveaux maîtres de Kaboul, malgré leurs assurances, ne renouent avec le type de régime fondamentaliste et brutal qu’ils avaient imposé entre 1996 et 2001.

«Tsunami de la fuite des cerveaux»

«Je n’ai jamais voulu quitter le pays, recommencer à zéro ailleurs. En Afghanistan, j’avais un travail que j’aimais, 50 personnes sous ma responsabilité, du prestige social. Ce que je faisais était utile pour mon pays», affirme Rachid, un ancien haut fonctionnaire afghan de 40 ans, désormais réfugié en France avec son épouse et leur bébé. «Les trente ou quarante personnes qui ont étudié avec moi à l’étranger sont toutes parties. Nous avons laissé l’Afghanistan aux mains de sauvages. Mais pouvions-nous rester et travailler sous l’Émirat islamique? Notre seul salut était l’exil.»

Un «tsunami de la fuite des cerveaux», comme l’a formulé le journaliste vétéran afghan Bilal Sarwary, ex-correspondant de la BBC réfugié à Doha, auprès du média «Democracy Now». «Nous n’avons pas une connaissance précise de la composition des flux d’Afghans réfugiés, mais quand il y a une crise dans un pays, on l’a vu avec l’exode des Syriens en 2015, le pourcentage d’éduqués dans les demandeurs d’asile est plus important que dans la population d’origine», un phénomène accru encore dans les pays pauvres, souligne Frédéric Docquier, responsable du programme Crossing Borders à l’Institut de recherche socio-économique du Luxembourg.

Pays pauvres plus exposés

«Dans les pays riches, les diplômés du supérieur migrent 20% en plus que les autres, donc le rapport des taux de migration, c’est 1,2. Dans les pays les plus pauvres, ce rapport est de 20. Donc ils migrent vingt fois plus que les non-éduqués», pointe-t-il. «Et quand il y a un conflit, ou un putsch politique comme c’est un peu le cas avec le régime des talibans, les réponses migratoires à ce type de chocs sont plus importantes encore chez les éduqués. Le taux est au-delà de 20.»

«Les talibans savent qu’il leur faut un minimum de techniciens, de gens hautement éduqués, pour faire tourner les rouages d’une administration.»

Michaël Barry, ancien professeur en chef de l’Université américaine à Kaboul

Les talibans eux-mêmes ont appelé, mardi, les Occidentaux à évacuer les seuls étrangers, et non les experts afghans, tels que des ingénieurs, nécessaires au pays. À raison, commente Frédéric Docquier: «Le capital humain est un facteur très important de développement, l’éducation une des sources les plus importantes de croissance. Un pays privé de main-d’œuvre qualifiée est privé de déterminants de croissance et de compétitivité.»

Un parallèle avec Fidel Castro

Les talibans, pour beaucoup issus de régions rurales et n’ayant pas «eux-mêmes les qualifications pour gouverner», «savent qu’il leur faut un minimum de techniciens, de gens hautement éduqués, pour faire tourner les rouages d’une administration qui a besoin de continuer à absorber une assistance internationale. Ne fût-ce que chinoise, pakistanaise ou qatarie», abonde Michael Barry, spécialiste de l’Afghanistan et ancien professeur en chef de l’Université américaine à Kaboul. «Jusqu’ici, ils avaient la responsabilité suprême de détruire le pays, de causer la désagrégation de l’administration. C’est pour cela qu’ils ont été financés par le Pakistan.»

«Un pays privé de main-d’œuvre qualifiée est privé de déterminants de croissance et de compétitivité.»

Frédéric Docquier, Institut de recherche socio-économique du Luxembourg

Pourquoi donc avoir permis la sortie de dizaines de milliers de personnes dans ces conditions? «Ils se font bien voir de la communauté internationale avec cette concession et se débarrassent, par la même occasion, de contestataires possibles. Des cerveaux, cela signifie toujours possibilité de critique et de libre-pensée», poursuit l’universitaire américain. Le but était donc, «dans la mesure du possible, d’en garder un minimum pour faire tourner les rouages indispensables», explique-t-il, dressant «un parallèle avec Fidel Castro, qui avait laissé partir un grand nombre d’opposants en lançant: ‘Que les vers de terre s’en aillent’.»

Vecteurs de protestation

«Les intellectuels, dans une société où il y a beaucoup d’oppression, sont aussi des vecteurs de protestation. Quand on les perd, on perd aussi cette possibilité de protestation, et donc de changement», relève également Frédéric Docquier.

Même non diplômés, beaucoup d’Afghans évacués sont «occidentalisés» pour avoir travaillé avec les étrangers. Ce spécialiste des migrations internationales souligne que l’exil n’est pas toujours négatif, les diasporas contribuant aux échanges avec leurs pays d’origine (commerce, investissements), mais qu’il pourrait en être autrement pour l’Afghanistan.

«Une perte sèche»

«Beaucoup vont partir avec leur famille et auront moins de raisons de contribuer au développement du pays», estime Frédéric Docquier. «On peut craindre que ce soit une perte sèche pour l’Afghanistan, qui va probablement réduire ses capacités de rebondir à plus long terme.»

«J’ai vu, il y a trente ans, l’impact dramatique de tels départs sur mon propre pays, la Somalie, qui partage des caractéristiques avec l’Afghanistan: guerre civile, société tribale…», soupire Ali H. Warsame, enseignant à l’East Africa University de Nairobi. «Je suis parti en 1990, l’année de mon diplôme, et il m’a fallu près de 20 ans pour y retourner.»

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