EspagneUne élection met en péril la recherche des disparus de la Guerre civile
Si la droite remporte les suffrages dans le sud, la loi de mémoire démocratique instauré par la gauche est menacée, ses opposants lui reprochant de rouvrir les blessures du passé.
Dans le sud de l’Espagne, Francisco Carrión et son équipe d’archéologues cherchent sans relâche les restes de près de 200 républicains tués au début de la Guerre civile (1936-1939), craignant que ces exhumations ne soient ralenties en cas de victoire électorale de la droite.
«Entre le 18 juillet et début décembre 1936, ce lieu a été utilisé pour les exécutions», explique à l’AFP, dans le petit village de Viznar, ce professeur à l’Université de Grenade et directeur de ce projet d’exhumation de victimes républicaines.
Les restes de Federico García Lorca
Parmi les personnes fusillées par les troupes nationalistes du général Francisco Franco dans cette localité située à dix kilomètres de Grenade: des hommes, des femmes, des paysans, des intellectuels, des ouvriers, des instituteurs. Et un grand poète, Federico García Lorca, dont le corps pourrait être enfoui dans une autre zone à proximité, où les exhumations commenceront un peu plus tard. «Ils étaient tous Lorca», insiste toutefois le professeur Carrión, pour ne pas donner plus d’importance au poète qu’aux autres victimes.
Tamisant la terre extraite d’une fosse commune, l’équipe retrouve des dents en or, des briquets, les insignes de deux ingénieurs des chemins de fer, des alliances, des boucles d’oreilles, des lunettes. Un travail beaucoup plus «intense» émotionnellement, confie l’archéologue Rafael Cid, que les chantiers de fouilles romaines ou préhistoriques. Et urgent, les enfants encore en vie des victimes de Viznar, qui recherchent leurs proches depuis des années, se comptant aujourd’hui sur les doigts d’une main.
Un graffiti «Vive Franco»
À l’entrée du chantier de fouilles, le panneau le décrivant comme un «lieu de mémoire historique» montre que la Guerre civile et la dictature divisent toujours en Espagne. L’inscription indiquant que les victimes avaient «donné leur vie» a été effacée et remplacée par «ont été assassinées» tandis qu’un graffiti clame «Vive Franco!»
Arrivé au pouvoir en 2018, le premier ministre socialiste Pedro Sánchez s’est fixé comme priorité de réhabiliter la mémoire des victimes de la Guerre civile et du franquisme. Sa «loi de mémoire démocratique», adoptée en octobre, a donc fait pour la première fois des recherches des disparus une «responsabilité de l’État» alors que jusqu’ici, elles étaient principalement du fait des associations de proches des victimes.
Cette loi s’est traduite par des financements publics pour des projets comme celui de Viznar, dont l’avenir pourrait être compromis si la gauche perd les élections du 23 juillet, comme le prédisent les sondages. Le favori de ce scrutin, Alberto Núñez Feijóo, chef de file du Parti populaire (PP, conservateur), a déjà annoncé qu’il reviendrait sur cette loi, également vilipendée par le parti d’extrême droite Vox, avec lequel M. Feijóo pourrait avoir besoin de s’allier.
PP et Vox, qui accusent la gauche de rouvrir les blessures du passé, ont scellé il y a peu un accord pour gouverner la région de Valence (est) qui prévoit de «réformer les textes qui vont à l’encontre de la réconciliation en matière historique».
Une question de droits humains
Retrouver les disparus est «une question de droits humains, purement et simplement», balaye le professeur Carrión, face à ces arguments.
En Espagne, les exhumations de victimes républicaines n’ont véritablement commencé qu’un quart de siècle après la mort de Franco en 1975. Aujourd’hui, des centaines de fosses ont été localisées à travers le pays. Le «Valle de los Caidos», mausolée que Franco avait fait construire à sa gloire près de Madrid, abrite toujours des milliers de victimes.
Invoquant la «réconciliation nationale», le dictateur y avait fait transférer en 1959 les corps de plus de 30 000 victimes de la Guerre civile, des franquistes, mais aussi des républicains, sortis de cimetières et de fosses communes sans que leurs familles en aient été informées.
Rien ne les arrêtera
Parmi eux, le grand-oncle de Silvia Navarro, chef d’entreprise de gauche et franc-maçon assassiné en 1936, dont la famille essaie de récupérer les ossements depuis des années. «Il avait été enterré dans une fosse commune» du cimetière de Calatayud (nord-est) «et y est resté avec 200 personnes mortes dans des conditions similaires» jusqu’à ce que sa dépouille soit amenée au Valle de los Caidos «sans que personne ne soit consulté», raconte-t-elle. «Les familles vont devoir se battre bec et ongles» pour récupérer leurs aïeux si le PP et Vox sont au pouvoir, souffle Silvia.
Julio del Olmo, président d’une association de mémoire historique à Valladolid, assure quant à lui que rien ne pourra empêcher les familles des victimes de poursuivre les exhumations. «Si nous n’avons pas d’aides (financières)» comme cela a été le cas pendant des années, «le travail se fera en cinq mois au lieu d’un. Mais il se fera», veut-il croire.
En 2021, Pedro Almodóvar abordait ce sujet de l’exhumation des victimes de la Guerre civile dans son film «Madres Paralelas».