Bienne«2022 est l’année record de l’histoire horlogère suisse»
Jean-Daniel Pasche aura été directeur puis président de la Fédération de l’industrie horlogère suisse pendant trois décennies. Ce futur retraité retrace son parcours et trace des perspectives.
- par
- Vincent Donzé
Pendant trois décennies, Jean-Daniel Pasche a incarné la défense de l’industrie horlogère, œuvrant sans relâche pour améliorer les conditions-cadres de ce secteur essentiel de l’économie suisse. Après l’annonce de son départ à la retraite, lematin.ch l’a rencontré au siège de la Fédération de l’industrie horlogère suisse, une institution qu’il a dirigée, puis également présidée: «On n’a plus besoin d’une montre pour avoir l’heure», sourit-il à l’heure du smartphone.
Son successeur désigné pour le 1er janvier 2024 est l’actuel directeur de la division juridique de la fédération, Yves Bugmann, sous réserve de l’approbation de l’assemblée générale. Jean-Daniel Pasche s’en va dans un contexte très favorable pour l’horlogerie suisse. Entretien:
Avec votre devoir de neutralité, quelle montre portez-vous?
J’en ai plusieurs et j’en change… Je ne peux pas avoir une montre par membre!
Par membre…
…de la FH! Pour l’émotion, je possède la montre Omega offerte par mon père.
Une montre, c’est émotionnel?
Absolument! De toute façon, on n’a plus besoin d’une montre pour avoir l’heure! C’est un produit qu’on porte pour le plaisir, comme de beaux habits. Avec le moteur en prime, la montre mécanique est en vogue, elle qu’on voyait disparaître avec l’arrivée du quartz en 1980!
Vous, en 1980…
Je n’étais pas dans l’horlogerie! Ma carrière de juriste a débuté à Berne en 1981 à l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle. Personne ne savait de quoi il s’agissait: mes copains me demandaient si je pratiquais le spiritisme… Mais la propriété intellectuelle a pris de l’importante dans la politique économique: protéger ses valeurs, c’est une notion montée en puissance. Un des premiers dossiers que mon directeur a posé sur mon bureau a été le «Swiss made» horloger. Quand la FH a cherché un nouveau secrétaire général, je connaissais bien cette fédération.
S’agit-il de protéger les innovations techniques?
Oui, il y en a continuellement, mais les brevets protègent aussi les innovations esthétiques: le design. Et les marques ont des noms protégés!
Comment lutter contre les copies?
La lutte contre la contrefaçon est un combat constant, avec des destructions dans des usines de recyclage ou sous un rouleau compresseur pour faire le buzz, mais nous luttons aussi contre les abus du «Swiss made», un label très copié, et contre les abus des normes ISO sur l’étanchéité, l’antimagnétisme, l’antireflet… On sait qu’on ne supprimera jamais la contrefaçon: le but, c’est de diminuer sa visibilité et d’assurer la confiance des consommateurs dans nos produits. Dans un monde rempli de copies, le public n’achèterait plus l’original. Mais notre tâche est plus vaste…
C’est-à-dire?
La FH défend les intérêts de la branche en Suisse et dans le monde. Avec d’autres acteurs économiques comme la chimie, nous intervenons dans la politique économique helvétique et nous participons aux campagnes avant des votations nous concernant. Au niveau mondial, nous intervenons dans le libre-échange pour faciliter les exportations en simplifiant les réglementations et en abaissant taxes et impôts.
Avec combien d’employés?
Nous sommes 45 à surveiller sur toute la planète les nouvelles réglementations susceptibles de toucher l’horlogerie. Climat, santé, matériaux, concurrence: il s’agit d’identifier les changements législatifs et d’informer nos membres.
Lesquels ont les mêmes intérêts?
Nous travaillons dans ce qui est fédérateur: ainsi, nous avons réussi à exempter les montres d’une nouvelle loi indienne très intrusive sur les métaux précieux. Par contre, nous n’intervenons pas dans les domaines concurrentiels, comme la distribution des produits. On n’est pas un cartel!
Quid de l’emploi, des conditions de travail?
C’est l’affaire de la Convention patronale à La Chaux-de-Fonds.
Qu’avez-vous vu changer en 30 ans?
La digitalisation, qui permet un contact plus direct entre le fournisseur et le consommateur, via les réseaux sociaux.
Avec quels avantages?
En contact direct, vous savez ce que veut le client, ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas. Ce qui a changé aussi, c’est la distribution, avec de grandes marques qui disposent désormais de leur propre filiale, sans intermédiaire. Certaines possèdent même leurs propres boutiques pour maîtriser la chaîne de la production à la vente.
Vend-on beaucoup de montres sur internet?
Ce canal s’est développé pendant la pandémie, puisque c’était la seule façon de susciter de l’intérêt et de vendre un produit, les magasins étant fermés. En entrée de gamme, c’est multicanal: une marque vend sur internet et en boutique. Mais passé un certain investissement, le client veut voir le produit et le toucher. Internet a aussi aidé à la formation et à l’éducation de clients désormais bien informés.
Le client chinois achète-t-il sa montre à Zermatt ou à Shanghai?
Depuis trois ans, il l’achète plutôt à Shanghai, puisqu’il ne voyage plus! C’est pour cette raison que le marché chinois a été si fort en 2021: le Chinois a acheté en Chine. Mais ce pays s’ouvre à nouveau.
La guerre en Ukraine a-t-elle un impact?
Les sanctions et l’éthique font qu’on n’exporte plus en Russie, mais ce petit marché ne pèse guère plus d’un 1%. Pour les horlogers comme pour d’autres fabricants, les effets sont davantage indirects, avec le coût augmenté de l’énergie.
Le marché No 1 est-il chinois?
Non, ce sont les États-Unis, avec leurs 24 mois de croissance ininterrompue! Les horlogers font un bon travail de prospection, mais il y a encore du potentiel dans l’Amérique profonde.
Une montre suisse, ça reste un must?
Écoutez: 2022 reste l’année record de l’histoire horlogère suisse avec 24,8 milliards de francs. La Chine reste le plus grand fabricant en termes de volume, mais avec un prix moyen de quelques francs. La Suisse détient plus de 50% du marché mondial en termes de valeur.
Un beau mouvement mécanique, c’est un bon investissement?
C’est un objet inscrit dans la durabilité qui ne devient jamais obsolète. Il faut certes l’entretenir en raison du frottement, mais une montre dure plus longtemps qu’une voiture, alors qu’elle est censée fonctionner sept jours sur sept, 24 heures sur 24! À ma connaissance, aucune voiture n’en fait autant…
Une montre mécanique est-elle écolo?
Oui, puisqu’on la remonte manuellement. Un fonctionnement sans électricité, c’est un aspect séduisant et durable: une montre peut avoir plusieurs vies et peut s’acquérir en second hand. Il n’y a pas d’obsolescence programmée…
Êtes-vous confiant?
On pense que 2023 sera une année positive. En dépit des incertitudes et de la guerre qui ne s’arrête pas…
Que fera votre successeur?
Le protectionnisme sera toujours présent! Pour une branche qui exporte 95% de sa production, il faudra ouvrir des marchés comme l’Inde et le Brésil. La tâche consiste à simplifier les règles et à protéger nos valeurs, dans un monde où les nations souhaitent fermer leurs frontières pour ne vendre que leurs propres produits.
La Suisse, ça reste du fromage, du chocolat et des montres?
Par pur chauvinisme, je placerais les montres en premier…