JuraLe rail, piège mortel pour les cerfs
Une biche et deux faons ont été percutés par un train dans un goulet d’étranglement. Reportage deux jours plus tard, à la même heure.
- par
- Vincent Donzé
La mort d’une biche et de deux faons percutés par un train samedi dernier à Choindez attriste l’inspecteur jurassien de la faune, Amaury Boillat, d’autant que cet accident est le deuxième survenu en deux ans: un faon mâle a déjà été fauché au début de l’été 2020.
Il était 21 h 12, samedi dernier, quand le train IC51 Bienne – Bâle est passé à la hauteur de Choindez, un site industriel d’un autre temps, grandement désaffecté, entre Moutier et Delémont. Au crépuscule dans des gorges où la ligne ferroviaire est entrecoupée de tunnels percés dans les anticlinaux du Mont Raimeux, l’enseigne bleue de la gare est éclairée, mais aucun train ne s’arrête.
Falaises grises
Dans la chaîne du Raimeux, caractérisée par ses falaises grises et ses forêts préservées, le gibier a trouvé un passage pour aller et venir, à la frontière cantonale. Établi dans la gare désaffectée, Joseph voit parfois des cerfs passer sous les rochers. Normal: ce tronçon est régulièrement traversé par la faune sauvage, de part et d’autre de la Birse, une rivière poissonneuse.
Que faisaient une biche et deux faons sur les rails, samedi dernier? Brouter de l’herbe sur le ballast dépourvu d’herbicide? Assurément pas. Peut-être le trio s’est-il simplement égaré sur le ballast. Le problème, c’est qu’il y a d’un côté des filets de protection dans la pente et de l’autre, un empilement de tuyaux qui forment un obstacle de nature à maintenir les bêtes sur les rails.
Les rails ont sifflé
«Il y a là une disposition à améliorer», commente Amaury Boillat. Pourquoi la biche et les faons n’ont-ils pas sauté sur le bas-côté à l’approche de l’ICN? «Le train ne fait pas de bruit et quand les rails ont sifflé, il était trop tard», suppose l’inspecteur de la faune, entendu qu’un cerf élaphe n’a pas la même dynamique qu’un chevreuil.
Au fait, les deux faons étaient-ils ceux de la biche? Pas sûr, mais pas exclu du tout: «Une biche met bas un faon, mais plus rarement, elle peut en avoir deux», indique Amaury Boillat. Un faon met deux ans à devenir mature. Sans doute nés en avril ou en mai de cette année, ceux fauchés samedi dernier étaient déjà robustes. Quant à la biche, elle n’en était pas à sa première mise bas.
Goulet d’étranglement
Le goulet d’étranglement que forme le site industriel de Choindez avec la Roche Saint-Jean se situe sur un corridor de déplacement de la faune sauvage d’importance nationale. Un passage utilisé par les cerfs, les chevreuils, les lynx et peut-être aussi par les loups, tandis que les chamois s’y promènent, comme en témoigne un chauffeur de car postal qui en voit quatre tous les soirs ou presque.
L’accident de samedi dernier coupe les ailes de l’Office jurassien de l’environnement. «Alors que l’espèce poursuit son discret développement dans les forêts jurassiennes, ce nouvel accident vient quelque peu retarder l’établissement d’une première harde de cerfs depuis sa disparition au XIXe siècle, à la suite de la destruction de son habitat forestier et d’une chasse non contrôlée», a fait savoir cet office.
Importance nationale
La déception est d’autant plus grande que «les perturbations liées à la présence de plusieurs voies de communication avaient bénéficié d’améliorations» dans ce secteur inscrit à l’inventaire des sites et monuments naturels d’importance nationale.
Côté jurassien, l’autoroute A16 bloque la colonisation par l’Est, mais le mérite de son aménagement est d’empêcher les collisions. Combien a-t-il de cerfs dans le canton? Sans doute une vingtaine, un chiffre articulé après vingt ans d’observation.
Chacun sa harde
Les mâles d’un côté et les femelles de l’autre, chacun dans sa harde pour autant qu’elle soit constituée. «Les groupes ne sont jamais mélangés, sauf en période de brame, quand les mâles se disputent les femelles», explique Amaury Boillat.
Un recensement n’est pas aisé: «Le cerf est un animal attentif et méfiant qui colonise les endroits les moins parcourus par l’homme», indique Amaury Boillat. Les hardes de femelles sont constituées de sœurs et de cousines, avec leurs bichettes, tandis que les daguets sont priés d’aller voir ailleurs.
Nouvelle évaluation
Avec le Clos-du-Doubs, la chaîne du Raimeux constitue un second noyau de cerfs. Dans le verrou de Choindez, une nouvelle évaluation de la situation sera faite par l’Office de l’environnement pour permettre d’éventuelles mesures complémentaires au niveau de la ligne ferroviaire.
Suite à la destruction de son habitat forestier par des coupes massives, ainsi que d’une chasse intense et non contrôlée, le cerf avait quasi disparu de Suisse au XIXe siècle. Dès 1870, les premiers cerfs ont regagné les Grisons depuis l’Autriche, à la faveur d’une loi fédérale sur la chasse adoptée en 1875 qui limitait les périodes de chasse et protégeait les femelles.