AfghanistanSur les traces du mystérieux «chef suprême» des talibans
«Il est vivant et en bonne santé, et se trouve à Kandahar d’où il dirige le mouvement taliban», affirme son entourage. Pourtant, est-il seulement encore en vie?
Depuis plus de trois mois, l’Afghanistan des talibans est dirigé par un être invisible. Dans son bastion du sud, le chef suprême, mollah Hibatullah Akhundzada, reste le secret le mieux gardé du pays, vénéré par ses partisans mais si discret que certains experts doutent qu’il soit toujours en vie. Le 30 octobre en début de soirée à Kandahar, «capitale de l’ombre» du nouveau régime, dans le sud afghan, la rumeur enfle. Le «chef suprême» a prononcé un discours dans une école coranique de la ville. Il s’agirait de sa première apparition publique officielle depuis sa nomination en 2016.
À Kaboul, l’état-major taliban finit par confirmer l’information à 23h30, enregistrement audio de 10 minutes et 30 secondes à l’appui. La bande-son crépite. «Que Dieu récompense le peuple d’Afghanistan qui a lutté contre les infidèles et l’oppression pendant 20 ans». La voix d’un homme âgé, perdue dans un écho, psalmodie des bénédictions.
L’existence du «Commandeur des croyants» taliban, auquel Al-Qaïda a prêté allégeance, n’était jusque-là attestée que par de rares messages écrits qui lui étaient attribués lors des fêtes islamiques. Jusqu’à la prise de pouvoir des fondamentalistes à la mi-août, personne, hors de cercles talibans rapprochés, ne savait où il se trouvait.
Barbe grise, nez large et regard sombre pointé sur l’objectif: une seule photo de lui a émergé en 2016 et elle date d’une vingtaine d’années selon les talibans. Akhundzada aurait désormais entre 60 et 70 ans, selon des témoignages recoupés. «Il est vivant et en bonne santé, et se trouve à Kandahar d’où il dirige le mouvement taliban», martèle son entourage.
L’apparition
Dans l’un des faubourgs les plus pauvres de Kandahar, entre une rivière de détritus et une allée de terre battue, deux talibans montent la garde devant le portail bleu et blanc de la madrassa Hakimia, où certains curieux se pressent de loin depuis la visite consacrée du 30 octobre. Ce jour-là, le chef suprême était accompagné de «trois gardes» et «était lui-même armé», témoigne auprès de l’AFP, Massum Shakrullah, le chef de la sécurité du centre d’étude coranique.
«Il a choisi une madrassa d’un quartier pauvre» qui a fourni pendant 20 ans aux talibans nombre de jeunes combattants morts «en martyrs», souligne le mollah Saeed Ahmed, directeur du centre où étudient 600 garçons et adolescents.
Était-ce bien le chef suprême des talibans qui a parlé ce soir-là? «Nous le regardions tous et nous pleurions», témoigne un mois plus tard auprès de l’AFP, Mohammed, 19 ans, qui dit avoir été trop ému sur le moment pour «prêter attention à son visage».
Mohammed Musa, 13 ans, qui était au moment du discours à «100 ou 200 mètres» du chef suprême, assure que ce dernier «ressemblait parfaitement» à la photo qui circule de lui depuis 2016. Tous racontent qu’il était vêtu de blanc et d’un turban tantôt noir, tantôt blanc. Aucune vidéo ou photo n’a filtré de cette visite inédite, avant laquelle les talibans avaient confisqué les téléphones portables des centaines de témoins.
«Hibatullah est mort»
Cette apparition «a fait taire les rumeurs et la propagande à son propos», juge le directeur de la madrassa. Mais il en faudra plus pour convaincre certains cadres de l’ancien régime afghan, qui soupçonnent qu’Akhundzada est mort depuis déjà une voire plusieurs années.
Ils voient dans l’épisode de la madrassa une mise en scène, qui en rappelle une autre: la mort en 2013 du mollah Omar, fondateur mythique des talibans. Les talibans l’ont cachée pendant deux ans, avant de la confirmer en 2015 lorsque le secret a été éventé par leurs ennemis du NDS, les services de renseignement du gouvernement de l’époque.
«Il est mort depuis longtemps et n’a eu aucun rôle dans la prise de Kaboul», affirme à l’AFP un responsable du NDS, qui assure qu’Akhundzada a été tué en août 2019 dans une attaque-suicide à Quetta, un sanctuaire pakistanais des talibans. D’autres services de sécurité étrangers jugent ce scénario crédible, a appris l’AFP.
Les rumeurs de mort ne sont «ni infirmées, ni confirmées», admet une source sécuritaire régionale, qui penche toutefois du côté du NDS, estimant l’émir absent des affaires du nouveau régime. Interrogés par l’AFP sur le sujet, le Pentagone et la CIA n’ont pas souhaité répondre.
Jeune prodige
Dans le district de Panjwai, un vaste plateau aride à la sortie de Kandahar, tout le monde connaît le village des Akhundzada, une lignée de théologiens respectés. Deux combattants islamistes enfourchent leur moto et acceptent de guider à travers les dunes, turban au vent, jusqu’à Sperwan, le village natal du numéro un du régime.
«Au moment de l’invasion soviétique (fin 1979), les combats ont éclaté dans le village et Hibatullah est parti au Pakistan», explique à l’AFP Niamatullah, jeune combattant de la région qui a suivi ses enseignements au Pakistan, «le plus beau souvenir de sa vie». Akhundzada devient alors un érudit respecté et gagne le titre de «Sheikh al-hadith», une distinction réservée aux plus éminents spécialistes des paroles du prophète.
Au début des années 1990, au moment où l’insurrection islamiste émerge dans les ruines de l’occupation soviétique, Akhundzada, alors âgé d’une trentaine d’années, revient sur ses terres. À la mosquée de Sperwan, où il s’installe pendant «cinq à six ans», selon les témoignages, «les oulémas (spécialistes de la loi islamique) venaient de la ville et du Pakistan pour le rencontrer et le consulter», se souvient Abdul Qayum, un villageois de 65 ans.
Selon les bribes de sa biographie officielle, à l’arrivée au pouvoir du premier régime taliban en 1996, l’ascension du jeune prodige en théologie est fulgurante. En 2001 il devient le chef du tribunal militaire de Kaboul. Lors de l’invasion américaine, fin 2001, Akhundzada fuit à Quetta et devient le chef de la justice des talibans, et un formateur encensé par la nouvelle génération de moudjahidine.
«Centre de gravité»
Depuis la mort du mollah Omar puis de son successeur mollah Mansour en 2016, «il a été le centre de gravité des talibans, il a su préserver le groupe intact», indique à l’AFP un cadre taliban vivant au Pakistan. Ces dernières années, mollah Hibatullah aurait ainsi joué un rôle décisif sur le plan diplomatique. Il peut aussi se montrer plus inattendu, comme lorsqu’il appelle en 2017 chaque Afghan à «planter des arbres» pour «la protection de l’environnement et le développement économique».
Selon le cadre taliban vivant au Pakistan, qui dit avoir rencontré Akhundzada à trois reprises, la dernière fois en 2020, le chef suprême, qui fait un peu d’exercice physique entre la prière et ses prêches et audiences matinales, est connu pour son refus d’utiliser les nouvelles technologies, préférant les appels téléphoniques à l’ancienne ou les «lettres» envoyées aux membres du gouvernement taliban, avec lesquels il garde un lien étroit et fraternel.
Parlant quatre langues et de bonne stature, 1,75 m, il s’habille du traditionnel shalwar kameez et d’un gilet, souvent accompagnés d’un châle.
L’été dernier, il aurait donné son feu vert pour la dernière offensive et suivi les opérations depuis Kandahar, où il se trouvait déjà clandestinement depuis des mois, selon le cadre taliban. Toute nomination officielle au nouveau gouvernement porte désormais sa signature. «Voyez, un homme qui n’apparaît jamais en public a conquis un pays», s’amuse le cadre taliban.
«Quand cela sera possible»
S’il est maintenu dans la clandestinité la plus stricte, c’est d’abord par crainte qu’il ne soit éliminé, soulignent de nombreuses sources talibanes. Même si les Américains ont quitté l’Afghanistan fin août, les talibans redoutent toujours leurs redoutables tirs de drone. Et les attaques, de plus en plus nombreuses, de leurs rivaux sunnites du groupe État islamique (EI).
Le peu de traces d’Akhundzada interpelle Kate Clark, de l’Afghanistan Analysts Network (AAN), qui rappelle que «même le mollah Omar, sans se laisser photographier ou filmer, a fait des déclarations et des interviews à la radio et a rencontré des responsables étrangers». Mais contrairement aux années 2013-2015, où de nombreux talibans admettaient en privé ne pas savoir où était le mollah Omar et s’il était encore en vie, ils assurent tous aujourd’hui qu’Hibatullah est vivant et va bien.
Pour le responsable sécuritaire régional, si l’émir taliban est mort, le mouvement islamiste n’a aucun intérêt à l’annoncer, au risque de déclencher une guerre de succession «qui va encore plus fractionner les talibans», et dont l’EI pourrait «tirer avantage». Dans ce cas de figure, note l’ancien responsable sécuritaire afghan, les talibans ne révéleront sa mort «que lorsque les choses seront plus stables» et qu’ils auront une «forme de reconnaissance internationale». Et cela, «personne ne sait quand ça arrivera», dit-il.
Quand le chef suprême apparaîtra-t-il aux yeux du monde entier? La réponse officielle des talibans suggère que l’ambiguïté n’est pas prête d’être levée. «Il n’est pas nécessaire pour le Cheikh Sahib (autre surnom d’Akhundzada) d’apparaître, puisque même de cette manière il parvient à commander de manière ordonnée et efficace», répond à l’AFP le porte-parole adjoint du gouvernement, Ahmadullah Waseeq, tout en promettant qu’il se montrera «quand cela sera possible».