InterviewGibrat conclut l’une des plus belles séries de la BD
En six tomes, «Mattéo» raconte le parcours d’un pacifiste qui sera de toutes les guerres et révolutions entre 1914 et 1940. Dessin, histoire et écriture atteignent des sommets.
- par
- Michel Pralong
Le dessin de Jean-Pierre Gibrat est l’un des plus somptueux de la BD. Son succès grandissant lors des ventes aux enchères le confirme. Chaque planche, chaque case pourrait être accrochée à un mur. Aussi, quand l’on reprend les cinq premiers tomes de la série qu’il a entamée en 2008, «Mattéo», avant de découvrir l’ultime, on sait que cela sera un bonheur pour les yeux. On se souvient également que l’on va retrouver une histoire riche en rebondissements avec des personnages extrêmement attachants. Mais ce que l’on avait oublié, c’est à quel point en plus c’est remarquablement écrit.
«Merci, vous ne pouvez pas me faire un plus beau compliment», nous répond Jean-Pierre Gibrat joint par téléphone pour parler de la fin de cette aventure avec le dernier tome sorti il y a quelques jours. «Les dialogues, c’est capital, cela permet de faire vivre et bouger les personnages, de leur donner les bonnes expressions. J’ai débuté dans le métier avec des scénarios signés par Jackie Berroyer et c’est un grand dialoguiste. Qu’est-ce que cela faisait du bien de le voir faire, il les jouait. J’ai plus de crainte quand je m’attaque aux textes narratifs, mais j’espère que je m’en suis sorti».
Vous concluez votre série sur une phrase dite par le fils de Mattéo; il paraît que vous l’aviez en tête depuis un certain temps, non?
Oui, en tout cas depuis le tome 5. Je savais que je voulais finir là-dessus, c’est peut-être l’une des plus belles choses qu’a entendues Mattéo. Mais ensuite, je rajoute plusieurs cases de paysages, pour ne pas finir abruptement. Un peu selon la célèbre formule: «le silence qui suit une musique de Mozart, c’est encore du Mozart».
Mattéo, c’est l’histoire d’un homme qui rate beaucoup de choses, qui s’engage dans des aventures sur des coups de tête, mais qui est l’un des rares à avoir de la chance malgré tout. Comment avez-vous construit le personnage?
Je rajoute qu’il est aimé, également. Par ses femmes, par ses amis. Cela m’a fait plaisir de constater cela au fil de l’histoire. Les choses qui vous touchent le plus sont celles qui viennent alors qu’on ne les avait pas préméditées. J’avais la trame générale des six tomes, bien sûr, mais ensuite j’ai laissé vivre les personnages. Finalement, Mattéo est assez proche de ce que j’aurais pu être, de comment j’aurais réagi à certaines situations, même s’il est certainement plus courageux que moi. La place qu’occupe l’amitié dans sa vie, je ne me suis jamais dit qu’il fallait que je la montre. C’est venu naturellement.
Vu la série, on pouvait craindre une fin tragique, après des années de Seconde Guerre. Mais sans trop spoiler, cela finit bien et vous vous arrêtez à l’épisode de Dunkerque en 1940, pourquoi?
Deux fois pour la même raison: «Le sursis». Dans cette précédente série, la fin, noire a surpris le lecteur, donc je pense qu’il s’attendait à ce que je réserve un mauvais sort à Mattéo. Ensuite, dans cette série ainsi que dans «Le vol du corbeau», j’avais traité de la Seconde guerre. Je ne voulais pas m’y embarquer à nouveau, d’autant plus qu’un dernier tome n’aurait pas suffi.
Comment avez-vous géré le suspense de savoir si Mattéo va dire au fils de Juliette qu’il est son père?
Tout simplement en me posant la question moi-même: est-ce que je lui fais dire maintenant, plus tard? Comme Mattéo, je trouvais tous les prétextes pour repousser le moment. Maintenant, quand je relis l’entier de la saga, je me dis qu’elle tient la route, peut-être mieux que je ne l’espérais et qu’elle a une vraie fin, ouverte.
Que vous apporte votre belle cote sur le marché des enchères d’originaux?
Du temps! Je gagne bien ma vie et cela me permet le luxe de parfois passer une semaine entière sur une seule planche. Au prix où on vous la paie, si vous faites cela tout le temps, même en vendant plusieurs dizaines de milliers d’albums, vous aurez de la peine à ne vivre que de ça. Moi, je peux me le permettre et cela me donne l’occasion d’aller jusqu’au bout de mon dessin, c’est un bonheur absolu. D’autant que je fais les couleurs et que mon dessin n’est pas fini tant qu’il n’est pas en couleur.
Si l’on devait vous faire un reproche, ce sont vos personnages féminins. Elles sont très belles, mais elles se ressemblent toutes, non?
J’avoue que je n’arrive déjà pas à les faire vieillir. Dans la vraie vie, je trouve qu’une femme de 50 ans est souvent plus belle qu’une de 20 ans, mais en dessin je n’arrive pas à rendre cela. Quand j’essaie, je les rends trop dures. Et, oui, si j’ai de la peine à différencier mes femmes, c’est sans doute parce que je les dessine comme elles me plaisent, c’est peut-être une sorte d’idéal féminin. J’ai essayé dans ce dernier album de faire une jeune femme un peu différente des autres, je crois que j’y suis parvenu.
Comment ressort-on de ce qui est pour l’instant l’œuvre majeure de votre vie, après plus de 16 ans à travailler dessus?
Content de l’avoir menée au bout, comme je vous disais. Et puis de se dire que parfois, à notre modeste niveau, on peut apporter un peu de bonheur aux gens. L’autre jour, en dédicace à Collioure, lieu où débute l’histoire de Mattéo, un lecteur est venu vers moi et m’a dit: «Vous rencontrer est la deuxième plus belle chose qui me soit arrivée après la naissance de mon fils». Il était bouleversé. C’est très fort des moments comme cela.
Déjà des projets?
Oui, je travaille sur une suite du «Vol du corbeau», qui devrait se passer en partie en Indochine.