RécitQuand Daech menaçait une otage suisse de lui couper la langue
Grâce à un témoignage devant la justice, on découvre ce qu’avait enduré une Suissesse, confrontée aux «Beatles» de l’État islamique.
- par
- Renaud Michiels
Début 2014 au nord de la Syrie, une Suissesse a été enlevée et retenue en otage par l’État islamique. Elle a été détenue trois mois avant de retrouver la liberté. L’affaire avait été très peu médiatisée, passant presque inaperçue. Mais grâce au témoignage d’une codétenue, livré la semaine dernière devant la justice américaine, on a aujourd’hui une idée assez précise de ce que cette Suissesse a traversé.
Dans un tribunal fédéral d’Alexandria (Virginie), près de Washington, se tient actuellement le procès d’El Shafee el-Sheikh, 33 ans, un djihadiste accusé d’avoir fait partie des «Beatles» de Daech, surnommé ainsi à cause de leur accent anglais. Décrits comme cruels et sadiques, ils étaient spécialisés dans la capture, la détention et l’exécution d’otages occidentaux. Parmi eux se trouvait Mohammed Emwazi, le tristement célèbre «Jihadi John», vu sur plusieurs vidéos de décapitation. Il a été tué en 2015. Or la Suissesse a eu affaire à trois des «Beatles».
Jeudi dernier, la Suédoise Frida Saide a été appelée à la barre pour raconter ses trois mois de captivité, «longtemps tenus secrets», a rapporté l’Agence France Presse. Employée de Médecins sans frontières (MSF), elle avait rejoint la Syrie en novembre 2013 pour travailler dans un hôpital. Elle vivait dans une maison appartenant à MSF avec neuf collègues.
Menottés, les yeux bandés
Le 2 janvier 2014, cinq membres de MSF étaient dans ce logement lorsqu’ils ont été enlevés par des hommes armés et cagoulés. Ils se sont retrouvés menottés et les yeux bandés dans un véhicule. Il y avait là trois femmes, qui resteront ensemble tout le long de leur détention: la Suédoise Frida Saide, la Suissesse et une Péruvienne.
Durant le premier mois, les trois otages ont souvent changé de prison de fortune, où se trouvaient d’autres occidentaux enlevés par Daech. La Suédoise a expliqué que les conditions étaient dures et qu’elles ont dû dormir à même le sol, sur du béton humide. Mais Frida Saide a noté qu’elles avaient durant cette période une certaine liberté de mouvement et de parole.
«Des psychopathes»
«Le 31 janvier, trois Britanniques sont arrivés et ça a tout changé», a expliqué Frida Saide aux jurés. Il s’agissait des «Beatles». «Les autres otages qui avaient déjà eu affaire à eux nous avaient décrit des psychopathes sans aucune limite morale. On a vite réalisé que c’était une bonne description», a noté la Suédoise.
Frida Saide a décrit ces trois hommes comme «très agressifs» envers les prisonniers et «emplis de haine», particulièrement envers les Américains et les Britanniques «Mais ils nous détestaient tous», a-t-elle ajouté, selon le compte rendu détaillé du «Daily Mail».
Selon différents témoignages recueillis durant le procès, les «Beatles» étaient facilement reconnaissables, même s’ils se dissimulaient le visage. À cause de leur accent anglais, leur virulence mais aussi car ils étaient mieux équipés et armés que les autres gardiens.
La Suédoise a dit avoir été sermonnée par l’un d’eux car elle avait osé demander des lunettes. On lui a rétorqué qu’elle était égoïste et que les Occidentaux avaient rendu aveugle des millions d’Irakiens. Elle a raconté, écrit le quotidien britannique, qu’un des «Beatles» a menacé la Suissesse de lui couper la langue, car il avait trouvé qu’elle parlait trop…
Demandes de rançon
Pendant cette période, la Suédoise a relaté avoir entendu le journaliste américain James Foley crier son propre nom. Il sera décapité quelques mois plus tard.
Début février, la Suédoise, la Suissesse et la Péruvienne ont été déplacées. Elles ont dès lors partagé leur cellule avec une quatrième femme, la jeune Américaine Kayla Mueller, 25 ans, enlevée en août 2013.
Émue en évoquant l’Américaine, la Suédoise a raconté que les quatre femmes ont passé les semaines qui ont suivi à beaucoup échanger, chacune racontant son passé, ses aspirations, les raisons qui les avaient menés en Syrie. Les quatre jouaient également avec des cartes bricolées.
Durant cette période, Frida Saide et les trois autres otages ont dû tourner des vidéos. La Suédoise raconte qu’après sa première prise, un djihadiste lui a lancé qu’elle donnait l’impression de «lire un bulletin météo». Il lui a alors fait peur pour qu’elle ait l’air davantage effrayée. Elle craignait alors qu’avec des demandes de rançon leur détention dure très longtemps.
«Une menace de torture»
Les «Beatles», a-t-elle encore détaillé, se montraient principalement virulents envers la jeune Américaine. «Un jour ils lui ont dit qu’elle avait un djinn ou un démon en elle et qu’ils connaissaient des méthodes d’expulsion horribles», a raconté Frida Saide, rapporte l’AFP. Et de préciser: «Nous avons pris cela comme une menace de torture».
La Suédoise, la Suissesse, la Péruvienne ont finalement appris en mars qu’elles allaient être libérées. Et paradoxalement, ça a peut-être été le moment le plus douloureux, à en croire le témoignage de Frida Saide. Les trois femmes de MSF ont évidemment supplié pour obtenir la libération de Kayla Mueller. «Ça les a mis très en colère», a raconté la Suédoise. Les «Beatles» ont lancé que l’Américaine sera torturée et mourra, écrit le «Daily Mail». L’un d’eux a glissé aux trois femmes: «Pourrez-vous dormir la nuit, sachant que vous avez abandonné votre amie?»…
Les trois femmes de MSF ont été libérées. Plus tard, elles apprendront la fin terrible de celle qui a partagé leur quotidien. L’Américaine a été livrée à Abou Bakr al-Baghdadi, le «calife» de l’État islamique, qui l’a transformée en esclave sexuelle et torturée. Elle est morte un an plus tard. Lors d’un bombardement, selon Daech, mais les États-Unis ne croient pas à cette version.
Sa mort, et celles de trois autres otages américains, vaut à El Shafee el-Sheikh d’être jugé aux États-Unis. Il admet avoir été membre de l’État islamique mais nie avoir été l’un des «Beatles», malgré des interviews accablantes et la reconnaissance de culpabilité d’un autre membre, Alexanda Kotey, avec qui il avait été arrêté par les forces kurdes syriennes, précise l’AFP.
Quant à l’ex-otage suisse, on ne connaît ni son identité ni même son âge. Lorsqu’elle avait été enlevée, MSF avait demandé aux médias de «garder la plus grande discrétion sur les informations qui concernent l’identité et autres données personnelles sur nos collègues disparus.» Et de souligner: «Dans ces moments difficiles, la discrétion est extrêmement cruciale pour la sécurité de nos collègues.»
«Long débriefing»
La discrétion avait été respectée et même la libération de la Suissesse avait été à peine signalée. On ne sait d’ailleurs pas ce qui lui a permis de retrouver la liberté, mais dans le rapport annuel 2014 de l’Office fédéral de la police (FedPol), on apprend que les autorités suisses s’en sont manifestement peu mêlées.
«Début janvier 2014, une collaboratrice suisse de MSF a été enlevée en Syrie par des rebelles armés de l’État islamique. Comme MSF, organisation non gouvernementale, semblait avoir de bonnes chances de résoudre le problème par elle-même, les services compétents l’ont laissée gérer la situation tout en restant à ses côtés pour lui procurer des conseils», peut-on lire. «Après trois mois d’âpres négociations», la Suissesse a été libérée. «Lors de son long débriefing, l’otage suisse a été interrogée par FedPol sur ce qu’elle avait vécu. Ces informations ont été transmises à d’autres États concernés.»