Bande dessinéeTrois tragiques destins de femmes hantent l’album de Nine Antico
L’artiste replonge dans ses racines italiennes pour dresser des portraits de victimes qui auraient pu rêver de paradis mais ont subi l’enfer des hommes.
- par
- Michel Pralong
Il y a des albums qui gagnent en profondeur à chaque relecture. «Madones et putains» de la Française Nine Antico est de ceux-là. Attention, cela ne veut pas dire qu’on ne comprend rien à la première lecture, au contraire. On se laisse immédiatement embarquer, par la noirceur du trait (alors que les histoires se déroulent paradoxalement au sud de l’Italie), mais aussi par une musique macabre, sorte de ronde infernale au pays des saints.
Pour résumer la trame générale, cet album raconte le destin de trois femmes: une petite fille au début du XXe siècle, envoyée au sanatorium sur l’île de Stromboli pour éviter le scandale, sa mère ayant été tuée par son amant qu’elle voulait quitter. La deuxième est une jeune femme à Naples, au moment où la ville est libérée par les Américains et qui sera rasée, accusée d’avoir couché avec un Allemand. Et la troisième est une jeune fille, placée sous protection policière pour avoir balancé des mafieux. Nine Antico associe à chacune une sainte, les trois ayant, pour avoir refusé des mariages arrangés, été soit torturées à mort, soit contrainte pour la dernière à la fuite et la solitude.
Des fils existent entre ces destins et de nouveaux liens apparaissent à chaque lecture. La question est: comment diable (puisqu’il est aussi question de dieu ici) Nine Antico a-t-elle bâti ce récit qui résonne longtemps chez le lecteur?
Des racines dans les Pouilles
«En fait, je l’ai construit par strates, justement, par un processus qui reste un peu mystérieux même pour moi-même. Ce sont des couches, qui se sont ajoutées aux autres. Cela part de mes racines italiennes, du côté de mon père, et ces images pieuses que je voyais enfant dans les Pouilles, ces madones aux yeux révulsés. Et puis il y a la lecture de «La peau», de Curzio Malaparte, qui raconte ce choc entre la présence de ces jeunes soldats Américains à la rencontre d’une Naples misérable. C’est une collision de mondes très forte et cela a inspiré la deuxième histoire. C’est aussi le mal qui est au cœur du bien, car les Américains ont libéré Naples, mais ils ont aussi permis le retour de la mafia».
Ensuite, l’artiste française a voulu en trois histoires rapprocher la sexualité à la culpabilité et la répression. Toujours à l’encontre des femmes, évidemment. «Les saintes sont importantes en Sicile. Mais beaucoup sont des martyres. Il y a les procès en sorcellerie, dans lesquelles la sexualité n’est jamais loin, comme dans les tortures. Les hommes accusent les femmes de leurs propres fantasmes et les punissent de leurs propres péchés. C’est cela qui m’a hanté durant cet album. Alors j’ai montré trois femmes en guerre: l’une contre le couple, l’autre contre la guerre elle-même et la dernière contre la mafia».
À un cheveu de la sainteté il y a l’enfer
Outre les saintes, le principal fil rouge de ces récits, ce sont les cheveux. Cela commence par la couverture, détail de la Vénus de Botticelli, dont la chevelure blonde cachant son sexe est devenue noire ici. «Les cheveux, c’est l’un des premiers symboles de la tentation. Et c’est aussi l’un des premiers gestes de punition. On les coupe, on les rase, Mais on ne montre jamais quand ils repoussent, c’est ce que j’ai voulu faire avec Lucia. Après avoir été rasée, elle essaie de se reconstruire en même temps qu’elle retrouve sa chevelure. Puis elle se teindra en blonde, sorte de lumière divine qui attire le regard des hommes». Mais ce n’est pas au paradis que sa blondeur la mènera.
Le ressenti si fort à la lecture de «Madones et putains» ne serait pas tel s’il n’y avait également une touche de fantastique, de fantasmagorique, comme cette héroïne qui se transforme petit à petit, c’est le cas de le dire, en naine. «Je suis beaucoup retournée à Naples et en Sicile depuis 20 ans et j’ai passé un mois à Palerme en travaillant sur cet album. En Sicile, j’ai rêvé que la voisine dans mon hôtel, qui toussait très fort et qui était très petite, disparaissait. Mais moi je restais et je devenais naine. C’est vraiment un processus de création très étrange que ce livre, qui mêle documentation et fiction, liens volontaires ou involontaires. Moi-même je dois réfléchir pourquoi j’ai écrit ceci ou cela».
Un film sur les femmes au volant
Nine Antico, dont un autre livre qu’elle a scénarisé, «Vulva Vulgaris», dessiné par Amina Bouajila, vient de paraître dans la collection érotique et humoristique BDCul, prépare également son deuxième long-métrage. Après «Playlist», en 2022, elle veut parler des femmes au volant «et de tout ce que les hommes projettent là-dessus. J’ai commencé également une nouvelle BD sur mon rapport au désir. Mais je fais tout très lentement, alors cela me prend du temps». Si c’est pour avoir des albums de la qualité de «Madones et putains», on est prêt à patienter.