Affaire Baldwin«En Suisse, les accidents sont rares sur un plateau de cinéma»
Alors qu’on tente toujours de comprendre le comment du tir mortel du comédien américain sur un tournage, un armurier vaudois nous décrypte la situation.
![Le cascadeur vaudois Jan Fantys revient sur le drame qui s’est déroulé sur le plateau du film américain «Rust». Le cascadeur vaudois Jan Fantys revient sur le drame qui s’est déroulé sur le plateau du film américain «Rust».](https://media.lematin.ch/4/image/2023/11/10/5017b152-a87e-4b92-bb8a-8668c46cc664.jpeg?auto=format%2Ccompress%2Cenhance&fit=max&w=1200&h=1200&rect=0%2C0%2C2048%2C1360&fp-x=0.5&fp-y=0.5&s=15995bfbcefbfb628e54d3715f70b953)
Le cascadeur vaudois Jan Fantys revient sur le drame qui s’est déroulé sur le plateau du film américain «Rust».
DRLa tragédie qui s’est récemment déroulée sur le plateau de tournage du film «Rust», aux Etats-Unis, et qui a coûté la vie à la directrice de la photo Halyna Hutchins, tout en blessant le réalisateur après un tir d’Alec Baldwin, est en train de redéfinir la façon dont les films d’action seront tournés.
On a demandé à un spécialiste vaudois, Jan Fantys, de nous éclairer sur la question tout en nous expliquant comment les choses se déroulent sur un plateau romand.
Cascadeur de métier, il a notamment fondé l’Ecole lémanique d’art et d’action (l’ELAA), ainsi qu’une agence de cascadeurs œuvrant dans le monde du cinéma, de la télévision et de la scène (il a notamment réglé les cascades de la série «La vie de J.C.», actuellement diffusée sur la RTS). Et lorsqu’il est question d’armes à feu, c’est volontiers vers lui que les productions se tournent.
Quel regard portez-vous sur cette affaire?
Il faut d’abord réaliser qu’en Suisse, on a une approche totalement différente du métier. Déjà, on tourne assez peu de films d’action. On a toutefois une culture assez intelligente par rapport au maniement des armes sur un plateau. Peut-être parce que les gens sont miliciens, qu’ils ont une arme à la maison et connaissent le danger qu’elle représente. D’ailleurs, les accidents sont rares à ma connaissance. J’ai juste le souvenir, l’an passé, d’un cascadeur brûlé à cause du responsable des armes qui s’était mis à côté de lui pour nettoyer un pistolet quand un coup à blanc est parti. Le problème, en Suisse, c’est que n’importe qui peut s’improviser armurier: on est dans un système extrêmement libéral. Alors pour ma part, je suis maître d’armes, j’ai fait mes études en France et j’ai un diplôme d’Etat, mais il n’y a pas vraiment de formation à ce niveau-là.
Quel est le protocole à respecter en matière d’armes sur un tournage en Suisse?
Je dois avant tout avertir la gendarmerie du planning d’une séquence impliquant des armes et sécuriser la zone. En forêt, il faut indiquer par des panneaux qu’il y a un tournage avec des tirs potentiels…. En ville, je dois fermer la rue avec des gens équipés de talkie walkies à chacun des bouts. Après, dans les textes, il y a peu de réglementation et c’est moi qui mets en place un certain nombre de protocoles de sécurité. Quand je me rends sur un tournage, les armes sont logées dans une armoire spécifique, fermée à clef, avec les munitions rangées à part. Des munitions à blanc, je précise, car je ne travaille jamais avec de vraies balles. Il n’y a donc aucun risque de se tromper, comme ça a visiblement été le cas sur le film avec Alec Baldwin. Sur le lieu du tournage, j’installe ma table dans une zone séparée des autres postes, les armes et munitions sont revérifiées, et je suis le seul responsable sur le plateau. C’est moi qui donne l’arme aux comédiens, qui les instruit à son usage. L’arme est ensuite vérifiée entre chaque prise car il suffit qu’elle tombe à terre, le canon directement contre le sol, et une pierre peut venir s’y loger. Et au moment du tir, même à blanc, celle-ci sera projetée. Avec le risque de crever l’œil de quelqu’un. Enfin, je récupère les armes une fois la séquence terminée et quand je les décharge ou les nettoie, je ne veux personne dans la zone.
Les armes sont modifiées, c’est bien ça?
Exact. Le canon est équipé de barres d’acier rajoutées qui empêchent le passage de la munition prévue à l’origine tout en permettant aux gaz d’être évacués. Il faut donc utiliser une munition spéciale, à blanc, un sous-calibre qui n’existe pas pour les vraies munitions.
Une balle à blanc, qu’est-ce que c’est exactement?
C’est une balle dont on a conservé la douille d’origine mais où la partie en acier est remplacée par une capsule en plastique qui va s’ouvrir lors de la détonation, puisque la douille fonctionne toujours sur une percussion, comme une vraie balle. Il se produit donc une pression explosive importante qui déchire la membrane plastique. Dans l’usage d’armes automatiques, cela crée même une contre-pression qui ramène la culasse en arrière pour recharger une nouvelle balle. Après, tout cela crée forcément des flammes et de la fumée. Et le gaz va sortir à une température de plusieurs centaines de degrés, de quoi occasionner des brûlures parfois jusqu’au 3e degré. Il y a donc des protocoles à respecter: ne jamais se tenir à moins de 6 mètres de l’arme lorsque l’on tire et ne jamais viser directement quelqu’un. Lors d’une scène, il y a toujours moyen de simuler le fait de pointer son arme sur quelqu’un.
Mais alors comment expliquer le drame de ce tournage? On sait maintenant que le pistolet était chargé d’une balle réelle alors qu’il aurait dû l’être à blanc, que l’arme a été préparée par l’armurière, qu’elle l’a confié à un assistant et que celui-ci a tendu le pistolet à Alec Baldwin sans le vérifier, que ce dernier s’exerçait à dégainer et que le coup serait parti en tuant d’une balle la directrice de la photo et en blessant le réalisateur…
- D’abord, il faut rester très prudent avec tout ça parce qu’on reçoit toutes ces informations au compte-goutte. Alors, oui, la balle aurait touché la chef op dans l’estomac et aurait encore blessé le réalisateur à l’épaule en ressortant… Il faut comprendre que lors d’un tournage, la production essaie de rentabiliser chaque minute et pendant que les machinistes installent la lumière, le réalisateur et son chef op travaillent déjà au placement de la caméra pendant que l’acteur répète. Là, visiblement, la scène voulait qu’Alec Baldwin, assis sous un porche, dégaine rapidement son arme. Ce qui demande un petit entraînement pour être crédible, c’est compréhensible… Et j’imagine que le coup est parti par accident, alors que tout le monde était persuadé que l’arme était «froide», donc vide.
Tout ça n’explique pas comment une vraie balle a pu se retrouver à la place d’une fausse…
Difficile à dire… Mais c’est probablement à cause du manque d’expérience de cette armurière, Hannah Gutierrez-Reed. A 24 ans, c’était son premier long métrage en tant que responsable. C’est la fille d’un célèbre armurier, qui travaille dans le cinéma depuis longtemps. Tous deux sont passionnés d’armes à feu, s’adonnent au tir réel pour leur plaisir… Elle a probablement de vraies armes chez elle et il suffit de commencer à les mélanger avec celles utilisées pour le tournage, et on finit par ramasser un paquet de vraies balles au lieu de fausses… Après, de mon point de vue, un assistant n’a pas à donner un pistolet à l’acteur. Pour une traçabilité complète, il ne doit y avoir qu’un seul responsable. C’est elle qui aurait dû transmettre l’arme à Alec Baldwin et pour moi, elle est la seule fautive. (N.d.l.r.: depuis cette interview, on a appris que le pistolet d’Alec Baldwin avait servi à tirer sur des canettes de bière, durant une pause)
Pourquoi les Américains ne modifient-ils pas leurs armes comme ça se fait notamment en Suisse?
Parce que leur loi ne l’exige pas. Et plutôt que d’acheter une arme factice au coût astronomique, ou de payer les modifications, ils en prennent une vraie. Je le disais au début: on n’a pas la même culture des armes. Leur production est tellement importante qu’une arme ne coûte pas grand-chose. Et puis ils tournent tellement de films d’action que toute cette production s’est incroyablement banalisée. Mais les choses sont en train de bouger. A la suite de cet accident, les appels pour interdire les armes à feu sur les tournages se multiplient et les gens commencent à prôner l'utilisation d’armes «airsoft». Je trouve d’ailleurs qu’elles donnent d’excellents résultats. Ce sont des armes factices, utilisées aujourd’hui dans des terrains de jeu et qui tirent de petites billes à l’aide de gaz ou d’électricité, mais elles reproduisent fidèlement la typologie d’une Kalachnikov ou d’un M16. La catégorie Blowback, celle que j’utilise pour mes tournages, est même en acier. Toute la mécanique est opérationnelle, notamment la culasse, et elle ressemble en tous points à une vraie. C’est d’ailleurs ce qu’utilisent certains cambrioleurs pour braquer des stations essence. Alors sur un plateau, on ne va pas s’amuser à tirer des billes. Les chargeurs sont vides et il y a tout un travail à effectuer en post production pour rajouter la flamme désirée, les douilles éjectées en images de synthèses, de la fumée… Alors ça coûte plus cher qu’une arme à blanc, mais cela donne de très bons résultats.
Il y a effectivement tout un débat, opposant la crédibilité d’une arme réelle à la sécurité d’une arme factice…
Il est évident que les armuriers équipés en vraies armes, avec des stocks gigantesques de fusils et de pistolets en tous genres, ne vont pas vous dire que les factices sont tout aussi bien. Imaginez leur pertes s’ils devaient remplacer leur stock par des «airsoft». Et puis aux Etats-Unis, la fédération des armes est extrêmement puissante. Sans compter que l’armée collabore beaucoup avec le cinéma américain, notamment pour promouvoir le recrutement de soldats… Là encore, en Suisse, on est dans un contexte très différent. Ce qui nous manque, ici, c’est que la profession soit un peu plus réglementée. Regardez ce qui s’est passé à Lausanne il y a quelques années, avec ces jeunes qui avaient décidé de tourner un court-métrage de fin d’année pour l’ECAL. Ils n’avaient rien trouvé de mieux que de simuler un kidnapping, avec un jeune armé d’une Kalachnikov devant la synagogue, sans prévenir personne, et l’acteur avait manqué se faire descendre par le DARD, le GIGN vaudois. Voilà ce que ça fait d’être épaulé par un armurier d’opérette…
Le 4e «John Wick» se tourne actuellement à Paris et la production a fait appel à l’un des rares spécialistes français du genre, l’armurier Maratier. Soyons fous, si le 5e volet devait se tourner en Suisse, à qui feraient-ils appel?
- A personne. Ils viendraient avec leur propre équipe. Maratier, les Américains le connaissent depuis longtemps et travaillent régulièrement avec lui. En France, il faut avoir des autorisations, des permis, des dérogations pour utiliser des armes automatiques, même si elles sont à blanc. Maratier les a et c’est plus facile pour les Américains de travailler avec lui. D’ailleurs, quand TF1 était venu tourner la série «Zodiaque» en Suisse, il y a quelques années, c’est lui qui avait fourni les armes. Alors qu’en Suisse, non seulement la profession d’armurier pour le cinéma n’existe pas mais la réglementation des armes y est extrêmement permissive. Vous pouvez très facilement vous constituer un stock d’armes de poing à la maison. C’est le pays le plus libéral en Europe sur la question, me semble-t-il. Les Américains n’auraient donc pas besoin de nous pour venir tourner un gros film d’action.