Industrial Light & MagicUne Veveysanne nous raconte ce que le docu Disney omet
Sur Disney+, «Light & Magic» retrace l’histoire de la compagnie d’effets spéciaux. Natasha Devaud y a travaillé plus de 20 ans. Interview,
- par
- Christophe Pinol
De véritables magiciens, voilà ce qu’étaient les maîtres des effets visuels d’Industrial Light & Magic (ILM), la fameuse compagnie d’effets spéciaux créée par George Lucas à l’époque du premier «Star Wars». Aujourd’hui, à travers un passionnant documentaire en 6 parties, «Light & Magic» (à voir à partir du mercredi 27 juillet), Disney+ revient sur la création de cette compagnie qui a fait rêver des millions de spectateurs.
Le réalisateur et scénariste vétéran Lawrence Kasdan a pu avoir accès aux trésors d’archives du papa de «La guerre des étoiles» et la série regorge d’anecdotes et de documents fascinants. James Cameron, Steven Spielberg, Ron Howard et bien entendu George Lucas viennent apporter leurs témoignages mais ce ne sont pas eux les stars du show. Plutôt ceux qui ont trouvé le moyen de donner vie aux visions de ces cinéastes: les Dennis Muren, John Dykstra, Phil Tippett et autres John Knoll, qui n’ont pas arrêté de repousser les limites du possible, avec des films comme «Terminator 2», «Abyss», «Jurassic Park»…
La Veveysanne Natasha Devaud, 52 ans, a travaillé 21 ans avec eux, sur des films comme «Men in Black», «Pirates des Caraïbes» ou encore «Iron Man». Spécialiste des textures et des éclairages dans les images de synthèse, elle nous raconte son ILM à elle, soit les dessous du documentaire, y compris ce que celui-ci cherche à passer sous silence.
Comment était ILM à votre arrivée, en 1995?
À l’époque, la compagnie était installée à San Rafael, au nord de la baie de San Francisco. En 1979, pour s’attaquer aux effets spéciaux de «Star Wars – L’empire contre-attaque», ils avaient commencé par louer un grand bâtiment délabré, sur un campus, puis à s’agrandir petit à petit en louant les immeubles attenants. Il y avait des locaux dans les caves, d’autres dans les combles, avec des câbles qui pendouillaient dans les couloirs… L’entrée principale ne mentionnait même pas ILM. Juste «Optical Company». À mon arrivée, le premier jour, je ne savais même pas si j’étais au bon endroit. Ils voulaient garder les choses un peu discrètes parce que des fans débarquaient en espérant confier un scénario à George (Lucas)…
Le documentaire s’attarde justement sur l’un de ces ateliers planqués au sous-sol, The Pit, décrit comme un «repaire de Bad Boys», où étaient organisées de folles fêtes, avec des groupes de musique, de la bière à gogo…
C’est exactement ça (elle rit). Ils étaient toute une équipe menée par Steve Williams, une forte personnalité (ndlr: celui qui a conçu les premiers dinosaures numériques pour «Jurassic Park»). Je n’allais pas à leurs fêtes mais je sais qu’ils se lâchaient pas mal certains vendredis soir. ILM comptait beaucoup de musiciens qui se retrouvaient pour jouer ensemble le soir, ou qui gardaient leur guitare à portée de main dans leur bureau… Ça a toujours été un repaire de gens très créatifs. Les fêtes de Halloween étaient phénoménales aussi. Certains passaient des mois à construire leur costume.
«Light & Magic» décrit ILM comme une vraie famille, ou les employés étaient proches les uns des autres, où régnait une franche camaraderie… C’était vraiment ça?
Tout à fait! On formait des groupes d’amis très soudés et on se voyait beaucoup en dehors du travail. George donnait un pique-nique gigantesque dans son ranch le 4 juillet, on organisait des levées de fonds où les gens se déguisaient… Quand je suis arrivée, ils étaient à la recherche de gens qualifiés pour le département infographie. La plupart venaient de leur département maquette et avaient dû se recycler parce que les effets numériques commençaient vraiment à prendre le pas sur les effets physiques et qu’il n’y avait plus assez de travail du côté des maquettes. Mais beaucoup d’autres venaient de plein d’horizons différents: de la NASA, de l’architecture… Ce qui m’a toujours impressionnée, c’est leur humilité malgré leur talent. Personne n’avait d’ego gigantesque là-bas et on apprenait parfois 3 ans plus tard qu’untel avait développé tel outil fabuleux… Il y avait aussi beaucoup d’expatriés, comme moi, venus d’horizons complètement différents et qui apportaient une dynamique vraiment intéressante. Mais toute cette ambiance assez magique n’a pas duré.
Ça, le documentaire ne le mentionne pas…
Je crois qu’il y a eu une cassure au moment où on a déménagé dans des locaux plus modernes, dans le parc Presidio, au nord de San Francisco, en 2005. Les départements maquettes et infographiques se sont retrouvés séparés alors qu’on était jusqu’ici mélangé. Il y avait un vrai lien entre ces deux entités. Je me rappelle que pour «Van Helsing», je devais animer une calèche en feu qui roulait le long d’une falaise. Il y avait des plans en live, d’autres en maquette, et les miens en numérique. Et ils avaient réalisé toute une maquette de la forêt où la scène se déroulait et je pouvais aller la voir pour me rendre compte de l’environnement. C’était tellement fascinant de les regarder fabriquer de petits lampadaires hauts comme un doigt, avec de la mousse à leur base… Pour «A.I.», ils avaient construit le monde sous-marin avec de tout petits détails… Et quand ils avaient besoin de figurants, ils nous sollicitaient. Ils nous donnaient différents costumes, nous filmaient sur fond bleu ou vert et nous ajoutaient après dans le film. Dans l’un, je suis un soldat, dans un autre une prostituée, dans un des «Harry Potter», lors d’une partie de quidditch, on est toute une équipe de l’infographie parmi le public et on nous voit très bien. Heureusement, on avait pu sauver quelques maquettes pour décorer nos bureaux lors du déménagement. Les patrons voulaient les détruire. Et sans ça, nos bureaux auraient été d’une tristesse, avec nos seuls ordinateurs… Dans une salle, il y avait plein d’avions au-dessus de nos têtes, issus de différents films, comme «Always»… À l’entrée il y avait un animatronique – ces créatures robotisées – de «Ghostbusters», E.T sur son vélo, des dinosaures…
Il paraît qu’il y avait des rivalités entre les deux départements. Celui des maquettes appelait même le service infographique «The Dark Side», la face sombre d’ILM…
Je faisais partie du «Dark Side» donc je n’en avais pas vraiment conscience. Mais je comprends leur ressentiment parce que quelque part on leur a pris leur travail. Et même s’ils pouvaient se recycler et passer du côté des ordinateurs, ils perdaient un énorme savoir: leurs connaissances des matériaux, des outils, des textures…
Avec la deuxième trilogie «Star Wars», George Lucas a commencé à pousser toute l’industrie à passer au tout numérique, en créant des caméras, de la pellicule et des projecteurs numériques… Une démarche qui était assez mal vue par la profession. Comment l’avez-vous vécu, à l’interne?
Même chez nous, sa position n’était pas toujours bien vue parce que comme toute nouvelle technologie, elle était censée en remplacer une ancienne en impliquant donc des pertes d’emploi. Là aussi, des gens ont été forcés de se recycler… Mais le numérique nous a tout de même énormément simplifié la tâche, ne serait-ce que tout le travail des effets visuels. Après, il y a des choses que l’on peut reproduire, d’autres pas. Mais le grand avantage d’ILM face aux autres compagnies d’effets numériques a toujours été cet immense savoir-faire pour les effets en réel, avec des maquettes.
Ironiquement, c’est le rachat d’ILM par Disney, en 2012, qui va chambouler le plus profondément la compagnie. Et ça, Disney+ l’occulte complètement dans ce documentaire. Comment avez-vous vécu ce changement de propriétaire?
On ne l’avait absolument pas vu venir. Un jour, à midi, je suis allé chercher un sandwich à la cafétéria. Je suis remonté et les gens faisaient une drôle de tête. On venait d’être prévenu par email qu’on avait été racheté. 10 minutes plus tard, mon père m’appelait pour me demander ce que ça voulait dire… Le monde entier avait appris la nouvelle en même temps que nous!
Qu’est-ce qui a changé à partir de là?
L’entreprise a de plus en plus cédé à la pure course au profit. Des jours de congé disparaissaient, on avait de moins en moins de temps pour peaufiner notre travail, les salaires n’augmentaient plus… George était vraiment généreux. On avait parfois des étés où il n’y avait pas beaucoup de travail et il s’arrangeait pour garder les gens même s’ils n’avaient rien à faire. Mais à partir du moment où il est parti, Disney n’a pas arrêté de serrer la vis. C’est pour cette raison que je suis partie. Comme beaucoup d’autres d’ailleurs.
Le documentaire met en avant un couple qui s’est rencontré à ILM. Est-ce aussi votre cas?
Ils en ont trouvé un, vraiment (elle rit)? Non, il y en a une tonne qui se sont formés sur place. Normal, on bossait parfois 60 heures par semaine… Mon mari et moi, on s’est rencontré à l’extérieur, mais lors d’une journée organisée avec des collègues. Il était l’un de leurs amis. Donc on s’est un peu rencontré dans le cadre du travail quand même…