Interview - Quand Genève tape dans l’oeil des cinéastes

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InterviewQuand Genève tape dans l’œil des cinéastes

Sans rivaliser avec New York ou Rome, la cité de Calvin a pourtant su prendre la pose face aux caméras. Une exposition en retrace les meilleurs moments.

Christophe Pinol
par
Christophe Pinol
Leonardo DiCaprio dans «Le loup de Wall Street» de Martin Scorsese, sur fond genevois et de jet d’eau.

Leonardo DiCaprio dans «Le loup de Wall Street» de Martin Scorsese, sur fond genevois et de jet d’eau.

Capture écran

Comment Genève est-elle perçue par le monde du cinéma? Qu’est-ce qui attire un réalisateur américain, italien ou polonais dans la ville du bout du lac? C’est ce que va tenter de nous apprendre l’exposition «Genève, ça tourne», à voir au Théâtre Saint-Gervais de Genève, du 5 novembre au 30 janvier 2022.

Car on l’ignore peut-être mais la cité de Calvin s’est déjà maintes fois retrouvée sous les feux de la rampe. En tout cas à 111 reprises, preuves à l’appui, puisque ce sont autant d’extraits de films que l’on pourra découvrir au cœur de cette étonnante installation vidéo. De «Goldfinger» (1964) au «Loup de Wall Street» (2013), en passant par «L’affaire Thomas Crown» (1968), «Munich» (2005), «Largo Winch II» (2011), «Agents secrets» (2004) ou encore «Anges et Démons» (2009). On avait découvert l’exposition en 2018, déjà, mais elle revient dans une version «Redux», agrémentée de quelques suppléments.

Christophe Billeter.

Christophe Billeter.

Luc Job

Aux commandes du navire? Christophe Billeter, véritable touche-à-tout du 7e art – cinéphile avant tout – qui a notamment œuvré en tant que réalisateur, scénariste, critique et même exploitant de salle. Aujourd’hui commissaire d’exposition, il nous raconte comment Genève s’est retrouvée au centre de la carte du cinéma mondial.

- Commençons par rendre à César ce qui est à César… L’idée de cette exposition revient à Philippe Macasdar, ex-directeur du Théâtre Saint-Gervais. De quelle manière vous l’avait-il présentée?

- Il a toujours été très amateur d’œuvres – théâtrales, littéraires ou cinématographiques – liées à Genève et il avait surtout en tête cet extrait du «Frankenstein» (1994) de Kenneth Branagh, où on voit Robert De Niro, dans le rôle du monstre, arriver près de Genève et s’écrier en gros plan «Geneva!».

- Comment vous êtes-vous approprié sa proposition?

- Déjà, il m’a laissé carte-blanche. L’idée était de présenter tous les films rassemblant une ou plusieurs scènes se déroulant à Genève, ainsi que ceux où la ville était simplement évoquée. D’en montrer les extraits les plus significatifs sur des moniteurs – il y en a une vingtaine – et les regrouper par thématiques: par cinéastes, quand ceux-ci ont beaucoup tournés dans la ville, comme Alain Tanner ou Michel Soutter; par lieux, comme les Bains des Pâquis, qui a étonnement plus inspiré les réalisateurs que le Jet d’eau; les films étrangers des années 60; ou encore cette section que j’aime beaucoup, celle des films censés montrer Genève alors qu’ils sont tournés ailleurs… Le spectateur se retrouve ainsi dans un espèce de parcours temporel dont les premières images datent des années 60, entre séquences très brèves et d’autres plus importantes, comme celle du «Loup de Wall Street» (2013) où Leonardo DiCaprio rencontre Jean Dujardin en banquier genevois. Une scène qui rassemble à elle seule la plupart des thématiques chères à Genève: place financière, blanchiment d’argent, lieu de rendez-vous de la filouterie des affaires … Mais ce que je trouve intéressant, c’est qu’en flânant au milieu de l’expo, on n’est pas obligé de rester braqué sur un écran. En regardant par exemple un extrait impliquant les Bains de Pâquis, on peut tourner la tête et apercevoir à l’autre bout de la pièce une séquence montrant une personne face au Jet d’eau, et un plan de la vieille ville sur l’écran voisin. On se retrouve alors dans un espace géographiquement redéfini et qui permet de retrouver l’ambiance de Genève.

- Comment se sont déroulées vos recherches?

- IMDB et Wikipedia ont permis d’établir une première base. Mais qu’il a fallu vérifier. IMDB listait par exemple Genève dans les lieux de tournage de «La piscine» (1969) et de son remake, «A Bigger Splash» (2015), alors qu’en réalité la ville est uniquement citée dans le premier et même pas dans le second. Après, j’ai complété ma liste en compulsant des dictionnaires du 7e art, en discutant avec des cinéphiles, des historiens du cinéma, des amis m’ont recommandé d’autres films… Au total, la liste comprenait près de 150 longs métrages – j’ai volontairement écarté les courts et les documentaires – et on présente les extraits d’un peu plus des deux tiers. Jamais je ne me serais imaginé qu’autant de films faisaient référence à cette ville.

- L’exposition avait déjà connu une première édition en 2018 et vous en présentez cette fois une version «Redux». Qu’est-ce qui a changé?

- 11 nouveaux films sont venus enrichir l’exposition. Principalement des titres sortis récemment, comme «Ceux qui travaillent» (2019), avec Olivier Gourmet, ou «Un homme pressé» (2018), où Fabrice Luchini campe un industriel de passage à Genève pour le Salon de l’auto… On trouve aussi maintenant un hommage à Alain Tanner ainsi qu’une section évoquant la périphérie de Genève – Meyrin, Cologny, Carouge… Et puis le GIFF, le Geneva International Film Festival, organise en parallèle, du 5 au 14 novembre, la projection de certains films au cœur de l’expo: «Contagion» (2011), de Steven Soderbergh; «Miami Vice – Deux flics à Miami» (2006), de Michael Mann; «La salamandre» (1971), d’Alain Tanner; «Sandra» (1965), de Luchino Visconti…

- Vous disiez que les premières images de Genève apparaissent dans les années 60… Pourquoi les cinéastes ont-ils attendu cette époque pour s’y intéresser?

- Le cinéma a avant tout été fasciné par les grandes métropoles. Et face à New York et ses buildings, Paris et sa tour Eiffel ou Londres avec Big Ben et son brouillard, Genève n’est probablement pas assez cinématographique. Dans les années 50, la ville commence par être citée dans certains films – mais sans jamais être filmée – comme un lieu où on échange des espions, où les nazis fuient l’Allemagne et où on effectue toutes sortes de transactions financières, comme dans «Ascenseur pour l’échafaud» (1958), de Louis Malle, où le grand patron lâche à un moment: «Je vais à Genève». Sous-entendu: «Je vais à la banque». Après, même si Jean-Luc Godard y réalise son deuxième court-métrage, «Une femme coquette» (1955), les premiers cinéastes à venir y tourner, dans les années 60, sont des Français et des Italiens. Pour les premiers, Genève incarne le repère de la grande bourgeoisie, comme pour Louis Malle, encore lui, avec «Vie privée» (1960), où Brigitte Bardot incarne une riche genevoise, tandis que les Italiens viennent y tourner des casses pour des films policiers plutôt humoristiques, tel «Sept hommes en or» (1965). Les cinéastes anglais et américains, eux, découvrent la ville à la fin des années 60 et en ont plutôt une vision exotique, comme Jack Cardiff avec «La motocyclette» (1967), où se côtoient Alain Delon et Marianne Faithfull. Genève y représente alors une certaine liberté pour les protagonistes.

Louis de Funès a aussi tourné à Genève. Comme ici, dans «Certains l'aiment froide» de Jean Basta.

Louis de Funès a aussi tourné à Genève. Comme ici, dans «Certains l'aiment froide» de Jean Basta.

Capture écran

- Les différents pays ont donc chacun une vision bien à eux de la ville?

- Tout à fait. Et Bollywood la représente encore sous une autre facette, comme une sorte de paradis, où on voit des personnages chanter à vélo, au bord des quais, avec le jet d’eau en toile de fond. Des séquences que nous n’avons malheureusement pas pu obtenir pour des problèmes de droits.

- Justement, à quelles difficultés vous êtes-vous heurté de ce côté-là?

- Des films nous ont échappé parce que certains ayants-droits demandaient jusqu’à parfois 10 fois plus cher qu’un autre. Comme pour «Snowden» (2016), d’Oliver Stone, qui fait partie de ces films censés montrer Genève alors qu’ils ont été tournés ailleurs. L’arrivée d’Edward Snowden est symbolisée par une vue de la ville très carte postale, où le personnage n’est présent qu’en voix off. On le voit ensuite sillonner les rues en voiture mais sur des images qui ne correspondent en rien à la ville. Sauf erreur, ces scènes ont d’ailleurs été tournées à Munich. Mais l’extrait que je regrette vraiment, c’est celui d’un épisode de «Goldorak», la série animée japonaise des années 70, où on voit le robot débarquer près de l’ONU, pour défendre le bâtiment attaqué par les méchants extraterrestres. Là, les Japonais n’ont même carrément jamais répondu à mes demandes.

«Le petit soldat» de Jean-Luc Godard.

«Le petit soldat» de Jean-Luc Godard.

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- On imagine que le cinéma suisse est celui qui dépeint le mieux la ville…

- Bien sûr. Godard y tourne intégralement «Le petit soldat» en 1960, mais qui ne sort que 3 ans plus tard à cause de son sujet sensible, la guerre d’Algérie. Et ce n’est qu’après qu’arrive le Groupe 5, formé par les réalisateurs Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta, Jean-Jacques Lagrange et Jean-Louis Roy. Ils ont fait leurs armes à la télévision et commencent alors à tourner des fictions sociales, centrées sur les petites gens. Et s’ils choisissent Genève, c’est bêtement parce qu’ils y habitent. Leur avantage, c’est qu’ils connaissent parfaitement la ville et savent l’exploiter au mieux. Dans «La lune avec les dents» (1966), Soutter filme par exemple beaucoup dans les supérettes de l’époque et représente assez fidèlement la géographie de la ville, là où d’autres cinéastes n’hésitent pas à prendre des libertés.

«La lune avec les dents»de Michel Soutter.

«La lune avec les dents»de Michel Soutter.

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- Y a-t-il un extrait emblématique de ce Genève vu par les cinéastes?

- Emblématique, peut-être pas, mais il y a un que j’aime beaucoup: une longue scène de «L’inconnu de Shandigor» (1967), de Jean-Louis Roy, qui commence aux Bains des Pâquis et se termine au parc des Bastions. La mise en scène est vraiment folle, avec des angles de prise de vues très recherchés, expressionnistes. Et le côté surréaliste de la scène représente bien le Genève qui a séduit certains écrivains du même mouvement, comme Jorge Luis Borges ou William Burroughs. Tous deux connaissaient bien la ville. Après, au niveau des curiosités, il y a ce plan génial de «Miami Vice», le film, où Genève est illustré par Montevideo. Le plan ne dure que quelques secondes mais un des personnages doit venir chercher de l’argent à Genève et la scène a été tournée dans la capitale uruguayenne, où l’équipe se trouvait pour filmer d’autres scènes. Avec juste une mention «Genève», imprimée à l’écran, pour nous dire où on est censé se trouver. Il n’y a même pas la volonté d’un semblant de véracité. Pour le coup, c’est complètement surréaliste.

- Le Jet d’eau n’est vraiment pas plus exploité que ça par les cinéastes?

- Non, et c’est curieux. Jusqu’aux années 2000, il est d’ailleurs complètement absent des films se déroulant à Genève. Il n’y a que le thriller américain «FX, effet de choc» (1986) qui le montre. Et encore, très brièvement seulement alors que toute sa scène finale se déroule en face de celui-ci, de l’autre côté de la rade. Et puis à partir des années 2000, il commence à servir de carte postale pour des plans d’introduction quand les personnages arrivent dans la ville. Et certains cinéastes utilisent aussi volontiers son aspect phallique, comme dans cette scène du «Loup de Wall Street», dont on parlait au début. DiCaprio est filmé avec le Jet d’eau derrière lui et ce dernier est clairement là pour souligner la puissance et la virilité du personnage.

L’exposition «Genève, ça tourne - Redux» se déroule au théâtre de Saint-Gervais.

L’exposition «Genève, ça tourne - Redux» se déroule au théâtre de Saint-Gervais.

Luc Job

- Les cinéastes prennent-ils parfois des libertés dans la façon dont ils représentent la ville à l’écran, quitte peut-être à l’idéaliser?

- Bien sûr. Cette scène du «Loup de Wall Street» exploite par exemple une vue sur la rade qui ne correspond à aucun emplacement existant. Après, il y a des films qui mélangent Genève à d’autres villes, comme «A la recherche de Grégory» (1969), avec John Hurt et Julie Christie, où des plans de la vieille ville d’Annecy ont été inclus à ceux de Genève. Et puis certains cinéastes se sont amusés à déconstruire la géographie de la ville, avec plus ou moins de réussite. J’aime beaucoup ce qu’en fait Philip Kaufman dans «L’insoutenable légèreté de l’être» (1987), quand il montre Juliette Binoche sortir du parking du Mont-Blanc par les escalators, comme si elle sortait du métro, alors qu’elle n’a rien à faire là puisqu’elle n’a pas de voiture. A l’inverse, je trouve que Krzysztof Kieslowski prend trop de libertés dans «Trois couleurs – rouge» (1994). Quand on passe de la place Neuve à Meyrin en 3 pas, on a vraiment l’impression qu’il s’est contenté de filmer les décors qui lui plaisaient sans faire l’effort de comprendre la ville.

«L’insoutenable légèreté de l’être» de Philip Kaufman.

«L’insoutenable légèreté de l’être» de Philip Kaufman.

DR

- Pour terminer, y a-t-il un cinéaste que vous auriez aimé voir dépeindre Genève?

- Oui, William Friedkin…. J’adore sa manière de filmer les villes. Prenez «L’exorciste», tourné à Washington. Je m’étais amusé à visiter les lieux de tournage et on se rend bien compte à quel point il arrive à imprimer une atmosphère intense à des lieux en réalité assez anodins. Je pense qu’il aurait pu faire quelque chose de très fort avec Genève.

« Genève, ça tourne - Redux ». Théâtre de Saint-Gervais. Du 5 novembre au 30 janvier 2022.
Vernissage : vendredi 5 novembre, 17h
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