Cinéma«La mif»: le chaos de la vie en foyer selon le réalisateur genevois Fred Baillif
Frontal dans son sujet comme dans sa forme, le film, primé notamment à la Berlinale, sort ce mercredi dans les salles romandes et il ne faut pas le rater. Interview.
- par
- Laurent Flückiger
La mif: un mot de trois lettres qui peut à la fois siffler comme une balle et à la fois caresser l’oreiller comme un son rassurant. La mif, ça veut dire la famille en verlan. Celle, de l’extérieur, qui donne des coups, physiques, au moral. Et celle des copines, qui entoure, fidèle. «La mif», c’est le dernier film du Genevois de 49 ans Fred Baillif. Frontal dans son sujet comme dans ses plans serrés. On entre au cœur d’un foyer d’accueil, où une bande d’adolescentes, toutes au tempérament très différent, tentent de trouver leur place dans la société. Il y a la directrice, Lora, et les éducateurs. Un jour, un événement met le feu aux poudres.
Sorte de fiction documentée, «La mif» a déjà été récompensé dans plusieurs festivals, à Berlin, à Zurich, et est nommé dans six catégories aux Prix du cinéma suisse. Désormais, Fred Baillif doit défendre le film chez lui (après Genève le 2 mars, il sort dans le reste de la Suisse romande le 9 mars), et c’est peut-être le plus difficile. Lundi après-midi, sur la route le menant à Delémont où il devait présenter son histoire au public, le cinéaste, au téléphone, s’excuse alors qu’il tente de se concentrer sur nos questions couvertes par le bruit de ses enfants en bas âge.
Pour quelle raison avez-vous choisi faire un film sur une bande d’adolescentes dans un foyer d’accueil?
Je voulais parler des questions d’abus. J’ai reçu énormément de témoignages suite au mouvement #MeToo et je voulais traiter du phénomène de cette parole qui se libérait. Il me fallait un environnement où l’aborder et j’ai pensé à ce foyer dans lequel j’ai travaillé il y a plus de vingt ans en tant qu’éducateur. Sa directrice, Claudia Grob, qui partait à la retraite, m’a ouvert les portes, m’a présenté aux adolescents et au personnel. Elle m’a donné un maximum d’informations, elle a abordé le sujet tabou de la sexualité chez les mineurs en institution. Au final, elle a accepté de jouer le rôle de la directrice dans «La mif».
Ce film, est-ce aussi une façon de rendre hommage au métier d’éducateur?
Au départ, non. C’était plutôt pour poser un regard curieux et critique sur ce métier. En le pratiquant par le passé je me suis retrouvé face à beaucoup de difficultés et de contradictions. Puis, dans le processus du film, je me suis rendu compte que je rendais hommage à la profession.
«La mif» ressemble à un documentaire mais ce n’en est pas un. C’est une fiction documentée, pourrait-on dire?
C’est une fiction. La particularité est que les actrices et les acteurs sont issus de foyers. C’est ce casting qui m’a permis de construire mon histoire, à partir d’ateliers d’improvisation, de rencontres, de discussions, d’interviews et de recherches approfondies, en particulier grâce à Claudia Grob et à sa longue expérience du milieu. Il y a une relation de confiance qui s’est mise en place avec les filles. Je les ai amenées à être elles-mêmes le plus possible. Ce n’est pas un jeu d’acteur, en fait.
Combien de temps a duré le travail préparatoire?
Deux ans. Y compris pour chercher des fonds. Mais malheureusement ça n’a pas marché. J’avais un scénario mais pas de dialogues, parce que je pars du principe qu’elles savent mieux que moi. J’ai tourné le film sans argent avec une équipe qui faisait le pari qu’on le financerait après.
Ce sont les jeunes filles du qui vous ont donné l’idée du titre?
Oui, il y a beaucoup de choses qui viennent d’elles. Si les histoires des personnages sont fictives, leurs personnalités sont vraies.
Vous avez filmé caméra au poing des plans très serrés. Qu’est-ce que vous cherchez à insuffler ainsi?
Que le propos soit universel et non pas ancré à Genève. D’ailleurs, ça a marché puisque le film est au cinéma en Angleterre depuis deux semaines et sort en France et en Belgique ce mercredi. Ce choix de caméra au poing, de plans très serrés, de tourner principalement en 50 mm je l’ai fait avec le chef opérateur, Joseph Areddy, qui est mon allié – c’est notre troisième film ensemble. Il m’a fait des propositions très radicales. On s’est mis d’accord pour que ce soit claustrophobe, un peu crade. On avait envie qu’on sente le chaos de la vie en foyer.
La directrice le dit dans le film: le foyer n’est pas une prison.
C’est important. Quand on fait un film, on raconte l’envers du décor. Il y a énormément de clichés sur le placement. Le jeune n’est pas forcément un délinquant, il est là pour des raisons diverses, il vient de milieux tout aussi divers. Je fais ce métier pour casser les idées reçues. «La mif» est aussi un travail social. La mission d’un foyer est de protéger. Mais quand on place ces jeunes, on leur donne un message implicite très clair: vous êtes différents et on vous met dans un lieu avec d’autres personnes, différentes. Par conséquent, le sentiment d’exclusion est inévitable et automatique. En tant que cinéaste et ancien éducateur, j’aimerais savoir ce qui va être mis en place par rapport à cela. La créativité, l’inventivité, la valorisation, l’originalité des projets qu’on leur propose sont extrêmement rares. Ce film est un travail social, car même si on ne va pas obliger ces jeunes filles à continuer à faire du cinéma, on plante des graines qui peut-être germeront. Peut-être qu’elles se diront que cette expérience leur a appris quelque chose. D’ailleurs, deux d’entre elles veulent aujourd’hui devenir comédiennes.
Comment vivent-elles tous ces festivals, ces avant-premières?
Ce n’est pas un milieu qu’elles connaissent. Quand je leur ai dit que le film était primé à la Berlinale (ndlr.: Meilleur Film dans la catégorie Génération 14plus), elles n’en avaient rien à cirer. (Rires.) C’est en rencontrant le public qu’elles ont pris conscience de l’ampleur du truc. Notamment à l’avant-première à Londres, où Ken Loach était présent.
Vous pensez que «La mif» peut toucher aussi bien des Suisses que des Anglais ou des Argentins?
Le cinéma suisse doit être plus accessible au grand public. C’est aussi l’une des choses pour lesquelles je milite et auxquelles j’ai envie de participer. Le choix des sujets est important. Je crois qu’en matière de cinéma social, jusqu’à présent, on s’est autocensuré parce qu’on pense qu’en Suisse on est des privilégiés. Mais la douleur affective est universelle.
Qu’attendez-vous de la sortie de «La mif» dans les salles suisses?
Je vais être franc: si le film marche en salle, c’est un miracle. Parce qu’on a un énorme travail à faire autour de l’image qu’a le cinéma suisse auprès du public suisse. Elle est catastrophique. Il est perçu comme plan-plan, chiant, intello. Les gens explosent de rire quand les humoristes font des blagues à son sujet. Moi, ça ne me fait pas rire. Parce qu’ils ont raison. Il faut arrêter de faire de l’art contemporain accessible uniquement aux festivals et qu’on fasse un cinéma plus proche des préoccupations du peuple. C’est mon objectif, et j’espère ne pas être le seul à aller dans cette direction.
«La Mif», fiction, 112 minutes, Suisse (2021). De Fred Baillif. Avec Claudia Grob, Anaïs Uldry, Kassia Da Costa, Joyce Esther Ndayisenga, Charlie Areddy, Amélie Tonsi, Amandine Golay, Sara Tulu, Nadim Ahmed, Isabel De Abreu Cannavo. Au cinéma dès le 9 mars (Genève 2 mars)