DessinSempé et Goscinny, les blessures des papas du «Petit Nicolas»
Pour le dessinateur comme pour le scénariste, la création de leur petit héros a été un moyen de panser les plaies de leur enfance cabossée.
Un gamin battu, monté à Paris ses croquis sous le bras, et un globe-trotteur exilé, marqué par la Shoah: pour René Goscinny comme pour Sempé, décédé jeudi, créer le «Petit Nicolas» fut un moyen de panser les plaies d’une enfance cabossée.
Hasard du calendrier, le processus créatif à l’origine du plus célèbre des petits écoliers, héros incontournable de la littérature jeunesse et désormais doublement orphelin, après la mort jeudi de Sempé, est au cœur d’un film d’animation qui doit sortir le 12 octobre en salles en France et devrait être distribué ensuite dans une trentaine de pays.
«Le Petit Nicolas, qu’est-ce qu’on attend pour être heureux?» pour lequel les réalisateurs Amandine Fredon et Benjamin Massoubre ont rencontré le dessinateur français Sempé avant son décès, a remporté en juin le Cristal d’Or au Festival du film d’animation d’Annecy (est de la France).
Loin de la France idéalisée des années 1950 retracée dans leurs ouvrages communs, il montre comment Sempé et le scénariste de bande dessinée français René Goscinny, décédé en 1977, ont puisé l’inspiration dans leurs blessures intimes pour créer le petit garçon espiègle, meilleur copain de générations de lecteurs et vendu à 15 millions d’exemplaires.
Lorsqu’il rencontre Sempé dans le Paris des années 1950, Goscinny est un jeune homme qui a déjà roulé sa bosse: parti tout petit en Argentine avec ses parents, il a ensuite bourlingué entre les États-Unis où il rêve de travailler avec Walt Disney et rencontre notamment Morris, le créateur de Lucky Luke, et la France. L’exil lui a permis d’échapper à la Seconde Guerre mondiale mais une partie de sa famille restée en Europe est victime de la Shoah.
Sempé, lui, est un gamin issu d’une famille populaire de Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, battu par son beau-père, qui se rend à Paris, carton à dessin sous le bras, pour tenter sa chance. L’amour du dessin n’est donc pas la seule chose qui relie les deux jeunes hommes.
La création du «Petit Nicolas», «c’est une histoire de résilience, de deux mecs qui se sont fait voler leur enfance, l’un par la Shoah et l’autre par un beau-père abusif, et qui vont créer cette enfance rêvée du Petit Nicolas», expliquait à l’AFP Benjamin Massoubre, l’un des coréalisateurs, lors du Festival d’Annecy.
Un prénom choisi sur une publicité
L’occasion de montrer autrement ces deux personnalités complices, crayon à la main, tantôt chez eux, tantôt à la terrasse d’un café: «Goscinny, très loin de son image de franchouillard en pantoufles, est un globe-trotteur», Sempé un amoureux du jazz et de la musique.
Les premiers croquis, le choix du prénom, presque au hasard, grâce à une publicité pour le caviste «Nicolas»… Le film retrace la genèse de ce qui deviendra l’une des œuvres les plus lues du patrimoine français.
Les réalisateurs, qui ont travaillé main dans la main avec la fille de René Goscinny, Anne, ont pu exploiter les archives des artistes. Et recréer fidèlement le trait élégant de Jean-Jacques Sempé, qu’il a fallu adapter à l’écran, une gageure.
«Pour être fidèles à son univers, on est partis de ses dessins et on a fait des dossiers: les restaurants, les bars, les parcs, les arbres», pour constituer une base de données dans lesquels les dessinateurs puisaient, explique Amandine Fredon, l’autre réalisatrice.
«C’est très dur de faire du Sempé», reconnaît la cinéaste. Mais le pari est réussi: le film, désormais en forme d’adieu, permettra aux spectateurs de s’asseoir comme s’ils y étaient à la table où Jean-Jacques Sempé, crayon à la main, a créé ce petit garçon qui parlait tellement à l’enfant malheureux qu’il avait été.