OccidentAbus sexuels, coups: le silence de figures du bouddhisme dénoncé
Une enquête dénonce les dérives de maîtres du bouddhisme tibétain comme une culture du silence.
Coups, privations, viols, emprise psychologique et attentisme: deux journalistes dénoncent, à travers un livre paru mercredi et un documentaire, «le silence» de grandes figures du bouddhisme tibétain face aux «dérives» de certains maîtres en Occident.
Dans «Bouddhisme, la loi du silence» (JC Lattès), les journalistes Élodie Emery et Wandrille Lanos ont enquêté sur certains des centres bouddhiques tibétains ayant essaimé en Occident depuis ces quarante dernières années.
Ils ont recueilli «les témoignages de trente-deux disciples abusés, visant treize maîtres différents», dans plusieurs pays occidentaux, aboutissant à la conclusion qu’il y a eu «de graves dérives» dans la pratique de certains maîtres enseignants, ou lamas.
Des enfants ont été retirés à leurs parents et violentés, des jeunes filles ont été forcées à devenir des «dakinis», «partenaires sexuelles» d’un maître déviant.
«Prise en otage d’enfants et abus sexuels»
Certaines affaires citées ont déjà été documentées. C’est le cas du maître Sogyal Rinpoché, mort en 2019, qui avait fondé Rigpa, un réseau de 130 centres spirituels. Accusé par huit anciens disciples d’agressions sexuelles, entre autres, il avait été «disgracié» en 2017 par le Dalaï Lama et poussé à une retraite forcée.
Quant au lama belge Robert Spatz, fondateur de la communauté «Ogyen Kunzang Choling» (OKC), il a été poursuivi par la justice belge notamment pour «prise en otage d’enfants et abus sexuels», pour des faits survenus dans un centre à Castellane (Alpes-de-Haute-Provence), qu’il conteste. Il a écopé en 2020 en appel de cinq ans de prison avec sursis, et s’est pourvu en cassation.
Pour les auteurs, qui signent également un documentaire (diffusé sur la plateforme d’Arte jusqu’au 11 novembre), il ne s’agit pas d’«une dérive sectaire isolée», mais «bien un système qui gangrène l’ensemble du bouddhisme tibétain», l’une des branches – minoritaire – du bouddhisme.
En cause: l’attentisme, selon eux, de grandes figures. «Jusqu’à présent, les autorités spirituelles tibétaines ont ignoré la parole des victimes, répétant à l’envi que le sujet ne relève pas de leur responsabilité. Les tentatives menées de l’intérieur pour s’attaquer au problème des agressions sexuelles dans les communautés ont été accueillies avec froideur ou franche hostilité», écrivent-ils dans le livre.
Silence du Dalaï Lama
Sont pointés du doigt en particulier les «40 ans de silence» du Dalaï Lama, pourtant averti dès 1993 de «comportements abusifs de maîtres» sur des disciples, lors d’une rencontre (filmée et exhumée dans le documentaire) qui s’était tenue à Dharamsala avec des maîtres européens et américains.
Pressé d’avoir une parole forte publique, il ne signera finalement jamais une lettre ouverte envoyée qui n’aura aucun effet.
Les journalistes se demandent également pourquoi, selon eux, le moine bouddhique Matthieu Ricard, interprète français du Dalaï Lama, connu pour ses livres de développement personnel, a semblé, cette dernière décennie, peu, ou pas réagir, notamment à propos de l’affaire Robert Spatz.
Interrogé mercredi sur France Inter, Matthieu Ricard, dont l’avocate a demandé de supprimer les interviews de lui dans le documentaire, a jugé «exagéré» d’affirmer qu’il n’avait rien dit, soulignant avoir «condamné sans appel» les agissements de Sogyal Rinpoché ou s’être exprimé à la radio au sujet de Robert Spatz.
Manque d’«autorité centrale»
Il est «salutaire, comme le fait le documentaire, de dénoncer (les) déviances», a-t-il ajouté. Reconnaissant avoir acquis une certaine notoriété, il a admis: «J’en ai parlé, mais sans doute pas assez fort».
M. Ricard a plus généralement invoqué le manque d’«autorité centrale» dans le bouddhisme. «Il y a des centaines voire des milliers de centres bouddhiques dans le monde» et ils sont tous «totalement indépendants».
«Le Dalaï Lama n’a cessé de dire «il faut dénoncer haut et fort, il faut aller en justice». Mais «il ne peut pas être au courant de ce qui se passe dans le monde entier», a plaidé le moine.
Enfin, autre explication au silence, avancée par les journalistes: «la préservation d’intérêts financiers». «Chacun des centres installés en Europe et aux États-Unis envoie une partie de ses recettes aux monastères asiatiques», pour leur construction ou entretien. Ce qui fait des «lamas à la tête de ces centres» les «dépositaires d’un colossal pouvoir».