SociologieDes juges plus cléments durant le jeûne du ramadan
«Ventre affamé n’a point d’oreilles», dit le proverbe. Une étude montre, elle, que les juges musulmans d’Inde et du Pakistan pratiquant le jeûne du ramadan rendent des verdicts plus cléments.
Les rituels, religieux ou non, ont une fonction sociale bien connue depuis les travaux du sociologue Emile Durkheim au début du XXe siècle. Par leurs mécanismes psychologiques et physiologiques, ils peuvent aussi jouer sur la prise de décision, un aspect encore peu étudié. Des chercheurs en économie ont creusé la question, en se demandant si le jeûne observé sur un temps long, durant le mois du ramadan, agissait sur les décisions de justice au Pakistan et en Inde qui figurent parmi les pays comprenant le plus grand nombre de musulmans.
Le ramadan «se prêtait bien à une analyse statistique», explique à l’AFP Avner Seror, co-auteur de l’étude parue lundi dans «Nature». Plus que d’autres rituels religieux comme Noël, il permet de nombreuses comparaisons: à la fois dans le temps (calé sur le calendrier lunaire, le rituel tombe à des périodes différentes de l’année) et dans l’espace (la durée du jeûne, du lever au coucher du soleil, peut varier considérablement d’une région à l’autre vu l’étendue géographique de ces pays).
Les auteurs ont récolté une gigantesque quantité de données, avec un échantillon de 10’000 juges et pas moins de 500’000 affaires judiciaires, le tout sur une période d’un demi-siècle.
Acquittements en hausse
Ils ont pu facilement identifier quels magistrats étaient musulmans au Pakistan, où les registres des tribunaux précisent la confession. Pour l’Inde, ils ont dû faire appel à de l’apprentissage profond (deep learning), technique d’intelligence artificielle, fondé sur les patronymes pakistanais. Les décisions prises par les magistrats musulmans ont été comparées à un groupe «placebo» de magistrats non musulmans. Conclusion: durant le ramadan, les juges musulmans des deux pays ont prononcé en moyenne 40% d’acquittements de plus que durant les autres périodes de l’année, détaille l’étude.
Plus la journée s’écoule – et le nombre d’heures de privation augmente –, plus l’indulgence croît: les magistrats ont quelque 10% de chances supplémentaires d’acquitter un accusé pour chaque heure de jeûne en plus. «Ces résultats nous ont surpris», commente l’auteur principal de l’étude, Sultan Mehmood, chercheur à la Haute école d’économie de Moscou. Ils vont à rebours de l’image du «juge affamé» plus sévère le ventre vide, confirmée par de précédents travaux scientifiques: en 2011, une étude menée en Israël suggérait que les justiciables avaient plutôt avantage à comparaître après la pause repas.
«La bonne décision»
Autre constat, «plus surprenant encore» selon le Pr Mehmood: des acquittements plus nombreux ne sont pas corrélés à une hausse des récidives. Ils ont même tendance à les réduire, y compris pour les crimes les plus graves tels les meurtres et les vols à main armée.
Les jugements plus indulgents sont en outre moins sujets à appel, et si appel il y a, «la probabilité que le verdict initial soit renversé est plus faible», analyse le Pr Seror. Que le ramadan change la prise de décision peut s’expliquer par «l’idée de clémence inhérente au rituel musulman, un peu comme l’esprit de Noël chez les chrétiens», décrypte-t-il. «Mais cela va plus loin puisqu’il semble que cela fasse prendre aux juges la bonne décision».
«Nous montrons que des facteurs externes comme le ramadan peuvent avoir des effets bénéfiques sur la prise de décision», abonde le Pr Mehmood. Comment? Sans doute par une combinaison de facteurs, sociologiques, psychologiques et physiologiques, selon les auteurs de l’étude. Des travaux ont notamment prouvé que le jeûne intermittent pouvait stimuler les capacités cognitives: ses effets pousseraient les juges à redoubler d’efforts pour prendre la bonne décision, soulignent-ils.
«J’ai interrogé beaucoup de juges au Pakistan, ils reconnaissaient en général être plus cléments durant le rituel mais avaient du mal à admettre que c’était bénéfique», commente le Pr Mehmood.