InterviewBourgeon dit un adieu ému à ses Passagers du vent
Le précurseur de la BD historique clôt une saga commencée il y a 43 ans. Un peu dans les larmes et beaucoup dans le sang avec la terrible répression de la Commune.
- par
- Michel Pralong
«Les passagers du vent» ont débarqué dans le monde de la BD en 1979. Depuis 43 ans, François Bourgeon n’a pas fait que raconter les aventures d’Isa et de ses descendantes. Il a également plongé dans l’univers médiéval des «Compagnons du crépuscule» puis dans un futur lointain avec «Le cycle de Cyann». Mais les neuf tomes des «Passagers» resteront l’œuvre majeure de sa vie, qu’il termine ici avec le deuxième tome du troisième cycle, «Le sang des cerises». Un final terrifiant puisque Zabo, descendante d’Isa, va être violée et voir son bébé tué lors de la Semaine sanglante qui a mis fin aux 72 jours de la Commune, en 1871. Une guerre civile encore plus meurtrière que la Saint-Barthélemy et qui, pourtant, hante moins les mémoires que le massacre de protestants qui se déroula presque 300 ans pile auparavant, en 1572.
François Bourgeon, cette fois c’est sûr, c’est le bout du voyage pour «Les Passagers du vent»?
Je crois, oui. Je ne me vois pas amener des descendantes d’Isa dans la guerre de 14-18, elle a été déjà tellement traitée. J’ai envie de me lancer sur un autre album, pas une série de cette ampleur, à 77 ans, cela ne serait pas très raisonnable. Je n’ai pas encore trouvé quoi. Il faut dire que je suis perturbé par l’époque que l’on vit. Trop d’optimisme et on passe pour un bisounours; trop de pessimisme, ce n’est pas ce dont les gens ont besoin aujourd’hui.
Série historique, série dure, cruelle, notamment avec vos héroïnes, qui souffrent dans leur chair et dans leur âme, pourtant vous terminez votre saga sur une note de bonheur, C’était important?
C’est une séparation avec plus de 40 ans de ma vie, donc c’est une petite douleur de dire adieu à ces personnages. Mais je le fais en les emmenant chez moi, en Bretagne, et ça, c’est un petit confort. Je ne voulais pas que cela se termine de manière trop sombre, justement, parce que c’est un bonheur de les quitter dans mes décors. Je crois que je n’ai pas trop loupé cette fin.
Vous avez toujours eu des femmes comme personnages principaux, vantant leur courage, leur force de caractère, leur intelligence, mais elles paient le prix fort, se font violer, telle Zabo dans ce dernier tome. Pourquoi être si cruel?
Déjà, c’est hélas souvent la réalité, même si cela s’améliore un petit peu à notre époque. Mais mes héroïnes sont des aventurières, elles prennent donc plus de risques que les autres.
Sauf qu’ici, Zabo ne participe justement pas aux combats sur les barricades. Quand le malheur la frappe, c’est le contraire, elle est mère au foyer, s’occupant de son bébé.
Oui, je ne voulais pas montrer les détails de la Semaine sanglante dans Paris, cela a déjà été fait. Je voulais parler de ce que l’on connaît encore moins, les persécutions qui se sont poursuivies contre les communards, leur déportation, en Guyane, en Algérie ou, comme Zabo, en Nouvelle-Calédonie. Elle, elle a été victime par hasard, même si elle s’était battue avant. Il en fallait peu pour être ramassé, fusillé: un peu de poudre sur l’épaule, un fil rouge d’uniforme…
Même des curieux, qui suivaient les condamnés pour se réjouir de leur sort, sont fusillés à tort dans votre livre.
C’est un fait réel raconté par la communarde Louise Michel. Et comme Zabo rejoint la colonne de prisonniers qui comprend plusieurs personnages historiques, j’ai pu ajouter à mon récit plusieurs de leurs souvenirs rapportés dans leurs écrits. C’est notamment pour cela que j’ai pris quatre ans au lieu de trois pour finir ce tome. Comme Zabo va être déportée avec Louise Michel, le polémiste Louis Rochefort, où Élisée Reclus qu’elle avait connu en Louisiane et qui sera aussi du voyage pour la Nouvelle-Calédonie (et qui se réfugiera ensuite en Suisse, ndlr), il ne fallait pas que je leur fasse dire n’importe quoi, donc j’ai lu énormément pour me documenter au plus près.
On connaît votre méticulosité historique, cela fait partie du plaisir du jeu, mais est-ce que cela vous amène parfois des surprises?
Oui, par exemple je connaissais Henri Rivière, le militaire, dont parle Aristide Bruant dans sa chanson «Géomay»: «Si s’rait parti pour eul Tonkin, i’s’rait fait crever l’casquin comm’Rivière». Mais j’ignorais qu’il était le commandant des troupes lors de la révolte des Canaques en Nouvelle-Calédonie en 1878 et donc que Zabo allait le croiser.
Esclavagisme dans le premier cycle, guerre de Sécession à cause des esclaves dans le deuxième et maintenant révolte des Canaques, ce sont des sujets qui vous tiennent à cœur. C’est pour cela que vous teniez tant à rappeler la Commune étouffée dans le sang? Puisque, comme dit l’un de vos personnages, «Nous rêvions d’une République pour nous libérer de l’Empire, on nous offre une république affairée à bâtir un empire colonial».
Cette guerre civile est un peu effacée des mémoires à notre époque, elle est pourtant mère de notre République française. Mais le premier parlement était à majorité composé de monarchistes. Il en reste quelque chose aujourd’hui, avec nos présidents qui souvent se prennent pour des monarques. Le peuple français ne s’est toutefois pas remis complètement de cette terrible guerre fratricide, même si l’amnésie est encouragée. On se souvient du «Temps des cerises», la chanson, mais on oublie son auteur Jean-Baptiste Clément, lui-même combattant lors de la Semaine sanglante, auteur de bien d’autres chansons. À part Victor Hugo, peu d’écrivains ont parlé de la Commune. Et tous ces gens de la IIIe République que l’on admire, , ce sont eux qui ont redessiné la carte du monde et on leur doit les conflits au Tonkin, en Algérie, en Indochine.
Sans dévoiler la fin, même s’il y a un retour à la mer, clin d’œil à la première case du premier tome de la saga, il y a ensuite cette page d’épilogue, devant le mur des Fédérés, au Père Lachaise, où Klervi raconte ses souvenirs de Zabo à un journaliste, Et il y a un enfant, qui pourrait ramasser les notes de ce dernier, pour en faire plus tard une histoire. C’est vous, non?
Nous sommes en 1953, j’ai 8 ans à l’époque. Je me baladais souvent au Père Lachaise avec ma grand-mère et, comme celle-ci ne voulait pas m’avoir tout le temps dans les pattes, elle me disait d’aller jouer tout seul. Et que l’on se retrouverait au mur des Fédérés, là où les derniers communards à avoir combattu ont été fusillés par centaines. Alors oui, j’aime l’idée de l’élasticité du temps et me dire que j’aurais pu croiser une Klervi âgée et ainsi avoir un fil direct avec l’Isa de 1764 et avec mes Passagers du vent.