Traite d’êtres humains: 4 ans requis contre «la mère maquerelle»

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LausanneTraite d’êtres humains: 4 ans requis contre «la mère maquerelle»

Pour le Ministère public, l’accusée nigériane se complaît dans un déni absolu. Sans surprise, la défense demande sa relaxe.

Evelyne Emeri
par
Evelyne Emeri
Le verdict de cette marchandisation de la personne sera rendu ce vendredi 23 décembre.

Le verdict de cette marchandisation de la personne sera rendu ce vendredi 23 décembre.

lematin.ch/Laurent Crottet

«Amina*, c’est une menteuse. Elle désespère de trouver des explications. Pourquoi ce déni absolu, y compris d’admettre qu’elle-même se prostituait? Les éléments de preuves sont accablants. Peut-être qu’on ne peut pas demander une prise de conscience à une personne quasi analphabète? Les victimes de traite deviennent bourreaux, on le sait. L’on peine à trouver des circonstances à décharge.» Le procureur Eric Mermoud n’a pas mâché ses mots devant la Cour correctionnelle d’arrondissement de Lausanne ce lundi 19 décembre au moment de requérir. Pour lui, il n’y a aucun doute sur la culpabilité de la prévenue de 39 ans.

Culpabilité écrasante

«Une culpabilité écrasante» face aussi aux témoignages de deux autres femmes qui racontent le même parcours de vie effroyable que Victoria*, 33 ans. Elles la connaissent, elles ont été menacées par sa famille, elles ont vu les coups, elles vivaient dans le même appartement lausannois. Toutes se prostituaient. Toutes exfiltrées du Nigeria sous pression, hantées par le rituel «juju» (ndlr. proche du Vaudou) et appâtées par le leurre d’une vie meilleure pour finir sur le trottoir de Sébeillon et de Sévelin. Toutes contraintes de se prostituer, de verser l’intégralité de leurs gains sans compter quelque 650 francs mensuels pour le loyer et la nourriture.

Plaignante crédible

Pas de doute non plus pour le parquet sur la crédibilité de Victoria qui, depuis le dépôt de sa plainte en 2018, a répété, avec force détails, la même histoire: «C’est la cinquième fois qu’elle expose les faits, sans hésiter. Sa cohérence et sa volonté doivent être relevées. Dans le rapport de l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (ndlr. versé au dossier), on reconnaît les vicissitudes de la plaignante. Elle n’a pas fait cela pour obtenir un permis humanitaire. Nous sommes extrêmement pointilleux. En plus de ces deux témoins essentielles, il y a aussi cette collaboratrice de «Fleur de Pavé» (association qui vient en aide aux travailleuses du sexe) qui l’atteste: «On les reconnaît celles qu’on force. Elles restent au-delà de 2 h du matin pour ramener l’argent à leur mère maquerelle».

Expulsée pour 15 ans

«Amina donne des explications lacunaires, le néant total. Elle est incapable de dire quoi que ce soit. Grâce à Astrée (association de soutien aux victimes de traite et d’exploitation), on y est arrivé. Son autorisation de séjour a permis qu’elle soit là pour s’exprimer», conclut le procureur avant de passer à la peine. Ce sera 4 ans ferme, 180 jours-amende (ndlr. à charge du tribunal de fixer le montant journalier) et une expulsion du territoire pour une durée de 15 ans pour traite d’êtres humains, subsidiairement ou alternativement encouragement à la prostitution et infraction qualifiée à la loi fédérale sur les étrangers, alternativement incitation à l’entrée et au séjour illégal mais encore pour blanchiment d’argent pour avoir transféré, entre août 2015 et janvier 2018 depuis la Suisse vers le Nigeria, près de 25 000 francs provenant de l’argent de la traite.

«Elle a payé son cauchemar»

Avocate de la plaignante, Me Charlotte Iselin a emboîté le pas du Ministère public: «Ma cliente croyait en son rêve d’Europe, elle payera son cauchemar 30’000 euros, le prix de sa liberté en passant par tous les écueils de la migration avant d’être récupérée en Italie par Amina. Victoria est constante, stoïque, précise. Ses propos sont confirmés par deux autres femmes. Ces détails détonnent avec les dénégations de la prévenue. Son récit réunit toutes les conditions de la traite: les menaces, sa vulnérabilité, son voyage, son épuisement, sa dette garantie par la sorcellerie, apeurée, maltraitée, surveillée, frappée… À aucun moment, elle n’a accepté de se prostituer. Elle a même été contrainte d’avorter. Aujourd’hui, elle attendait une reconnaissance de l’accusée. Elle attendra celle du tribunal».

«Une enquête à charge»

À la défense, le travail de l’équilibriste, le dossier est si lourd. Me David-André Knüsel entre en lice: «La vérité du parquet est-elle la vraie, la réalité? C’est une appréciation. L’enquête n’a été instruite qu’à charge, les auditions requises et les plaintes pénales déposées par d’autres prostituées nigérianes ont été refusées. Les souvenirs de la plaignante sont flous, faute d’éléments d’instruction. Le bâton avec lequel elle était battue est devenu des mains ouvertes. Quand une des témoins arrive à l’appartement avec les policiers, ces derniers ont prémâché le travail avant l’arrivée des avocats, avant l’audition». Me Knüsel n’épargne ni les enquêteurs ni le procureur.

«God knows the truth»

Et d’ajouter: «Victoria avait 25 ans, elle est venue sciemment en Suisse. Elle n’était pas sous le joug de la prévenue, elle s’est même adonnée à la prostitution ici (ndlr. quelques mois versus deux ans), après le retour au pays de ma mandante. Et si elle avait forcé le trait pour obtenir son permis? A-t-elle noirci le tableau? Elle a toujours dit qu’elle n’était pas coupable. Le véritable coupable, c’est le recruteur là-bas, omniprésent dans ce dossier: il est aux abonnés absents. En l’état, il n’y a pas d’éléments suffisants. Elle doit être relaxée au bénéfice du doute».

Les derniers mots à la mère maquerelle présumée: «God knows the truth» (Dieu connaît la vérité). Je vous répète. Ce n’est pas moi qui ai fait venir Victoria».

Le verdict est attendu ce vendredi 23 décembre.

*Prénoms d’emprunt

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