BD et concoursFace aux véganes, Lucky Luke se fait du mauvais sang
Révolution au Far West: un illuminé prêche le bien-être animal. Notre cow-boy va souffrir pour que cela ne tourne pas à la boucherie. Interview de Jul, scénariste de cet album savoureux.
- par
- Michel Pralong
Des hurluberlus, des illuminés, Lucky Luke en a déjà rencontré pas mal dans sa vie. Mais un comme Ovide Byrde, jamais. Imaginez, ce marchand de barbecue a tourné sa veste et est devenu végétarien et protecteur des animaux. Dans un Far West de garçons vachers (les cow-boys), le message a du mal à passer. Mais quand Rantanplan permet à Ovide de faire fortune (oui, rien que cette trouvaille est une pépite), notre original a soudain une voix qui porte plus. Surtout si elle résonne en chœur avec les flingues de desperados végétariens, qui transforment les vœux pieux de l’ami des animaux en dictature verte. Lucky Luke va devoir mettre son grain de sel pour que tout ce petit monde ne mange pas les pissenlits par la racine. Jul nous explique comment il a une nouvelle fois réussi sa recette pour nous régaler d’un très bon Lucky Luke.
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de confronter Lucky Luke au véganisme?
Pour trouver un scénario, je lis tous azimuts jusqu’à avoir la petite étincelle. Là, cela a été la découverte de Henry Bergh qui, indigné par le traitement des chevaux des calèches à New York, a fondé la première SPA du pays. Il est même allé faire une tournée au Far West pour tenter de répandre ses idées. Cela m’a semblé un bon point de départ.
Les végétariens, cela existait aux États-Unis de l’époque?
Oui, c’est le siècle où cette question commence à se poser un peu partout dans le monde. Après, on imagine bien que cela n’a pas dû être facile au pays des cow-boys. Cela me permettait également de renouer avec les fondamentaux de Lucky Luke qui, on le rappelle, n’a pas pour fonction première de jouer les justiciers. Il est cow-boy et est censé convoyer des troupeaux.
Pour la première fois en quatre tomes, vous utilisez Rantanplan, vous le préserviez?
Morris et Goscinny ont créé un univers très riche dans lequel puiser. Mais il ne faut pas tout prendre en même temps, sinon c’est comme le piment, il peut étouffer le plat. J’ai déjà pas mal montré les Dalton, j’attendais le bon moment pour Rantanplan. Comme ici les animaux ont la vedette, il était normal qu’il ait un rôle de premier plan.
Ce chien, c’est un cadeau pour un scénariste?
C’est un ressort comique extraordinaire. Il est tout le temps à côté de la plaque. Il croit ici que le pénitencier est un restaurant et que Lucky Luke est un serveur. C’est un personnage très actuel, car ce XXIe siècle, c’est un peu le siècle de Rantanplan, le règne de l’idiocratie, du grand n’importe quoi. Les gens comprennent tout de travers, c’est l’époque des faits alternatifs de Trump, des complotistes.
Pour un album qui parle aussi de nourriture, Averell Dalton aurait aussi pu servir, non?
Je ne lui donne qu’un petit rôle, avec ses frères. Entre Rantanplan et les Dalton, il fallait choisir. Il ne faut pas tout mettre. C’est comme si on imaginait un album de Tintin qui réunirait tous les personnages, ce serait indigeste. Pour me préparer à ce scénario, j’ai relu trois albums: «Les rivaux de Painful Gulch» pour le conflit entre deux parties. «Des barbelés sur la prairie» pour les vaches et les mangeurs de viande. Et «L’empereur Smith» pour la tyrannie.
Vous aimez casser les stéréotypes, comme celui de l’Indien plus écologiste que le Blanc.
Ils l’étaient sans doute, mais il ne faut pas exagérer. Ils tuaient aussi leurs frères bisons, c’est pour cela que je fais dire à l’une de ces bêtes: «Ils ont une drôle de conception du repas de famille». Après, avec ce scénario de base, j’imagine ensuite ce qui arriverait au croque-mort, au blanchisseur chinois et donc aussi aux Indiens. J’y ai mis ma Greta Thunberg à moi, un petit Comanche appelé «Coyote affamé» qui a changé de nom pour devenir «Poireau agile» et essaie de convaincre sa tribu de devenir végétarienne.
Vous vous en donnez à cœur joie avec les noms.
Oui, la ville de Cattle Gulch est rebaptisée Veggie Town par Ovide et les desperados qui y font régner la loi se nomment Carott Kid, Artichoke Jim, Strawberry Susan (une sorte de Brigitte Bardot), Quinoa Bob et Tofu Sam. J’avoue, c’est jouissif!
C’est pour réintégrer de telles problématiques dans Lucky Luke que vous aviez été choisi comme scénariste?
Je crois, parce que j’avais mon univers singulier, dans mes albums «Silex and the City» et «50 nuances de Grecs», que j’étais historien aussi. Cela me permet de faire des histoires qui ne sont pas que du western, comme le faisait aussi Goscinny. Lucky Luke est transgénérationnel, les parents l’offrent aux enfants à Noël et inversement. Si cela peut nourrir le débat, par exemple sur le véganisme autour de la table, tant mieux. Mais ce sont des albums qui permettent d’y mettre tellement de niveaux de lecture qu’ils parlent aussi bien aux grands qu’aux petits.
Sans trop en dévoiler, il va arriver quelque chose à Jolly Jumper et c’est un choc!
J’avoue que j’en tremblais moi-même en écrivant la scène. J’ai quand même demandé à Achdé, le dessinateur, et aux héritiers des aventures de Lucky Luke ce qu’ils en pensaient, ils m’ont dit d’accord. Cela me permet de finir sur une dernière case avec une scène qui, comme à chaque fois, résume la thématique de l’album.
Vous n’allez pas jusqu’à transformer Lucky Luke en végane?
Non! Quand Lucky Luke dit à Ovide que les Américains ne sont pas prêts à renoncer à un bon steak, celui-ci lui répond «Vous avez bien réussi à arrêter la cigarette». Mais il est trop en avance pour son temps. J’essaie de rendre Lucky Luke de plus en plus humain, pas une simple silhouette de héros, mais il faut le faire en gardant les fondamentaux. C’est ça qui est intéressant.