Données voléesLa liberté de la presse contre la forteresse bancaire
Le Conseil national adopte une motion «light», qui pourrait lever l’interdiction faite aux journalistes en Suisse d’utiliser des données bancaires volées. Mais c’est loin d’être certain.
- par
- Eric Felley
La presse contre les banques au Parlement, c’est David contre Goliath. En février 2022, à la suite d’une grosse fuite de données bancaires, des médias du monde entier avaient révélé qu’une grande banque suisse avait hébergé durant des décennies des comptes pour des criminels et des dictateurs. Un collectif de journalistes travaillant pour la «Süddeutsche Zeitung», le «Guardian» ou encore le «New York Times», avait mené l’enquête sur la base de milliers de données «volées».
Défection des médias suisses
Les médias suisses s’étaient tenus à l’écart de cette opération baptisée «Swiss Secrets», car certains aspects de l’article 47 de la loi sur les banques, introduits en 2015, menacent les journalistes d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison s’ils exploitent des données bancaires volées. Cette défection des médias helvétiques avait provoqué des critiques de la part de plusieurs organisations nationales et internationales, déplorant le tort fait à la liberté de la presse sur un sujet aussi sensible.
«Cette atteinte à la liberté de la presse et ce muselage du journalisme d’investigation doivent être levés». Le Parti socialiste avait déposé peu après une initiative parlementaire à Berne. Le conseiller national Raphael Mahaim (V/VD) avait suivi avec une initiative similaire: «Dans un cas comme celui des «Swiss Secrets», écrivait-il, il existe un intérêt public évident à pouvoir conduire le débat sur la place publique et par voie de presse, en témoigne d’ailleurs le très important écho médiatique de la thématique ailleurs dans le monde».
Ces initiatives demandaient de modifier la loi. Mais rien n’est simple au pays des banques. Lundi, Samuel Bendahan (PS/VD), rapporteur de la Commission de l’économie et des redevances, a expliqué que les deux initiatives déposées ci-dessus n’ont pas trouvé grâce auprès d’une majorité de ses membres: «Le problème, c’est qu’elles allaient trop loin, a-t-il relevé. Il aurait fallu modifier trois articles de loi. Beaucoup ne voulaient pas trop affaiblir le secret bancaire…»
La sphère privée prime sur la liberté de presse
Les deux initiatives ont donc été retirées au profit d’une motion plus «light», qui charge le Conseil fédéral d’examiner s’il y a lieu de modifier la législation actuelle pour garantir la liberté de la presse… ou non. La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a défendu cette solution peu contraignante. Selon elle: «Ce qui est certain, c’est que les journalistes doivent pouvoir travailler dans un cadre clair et précis».
Certains parlementaires à l’UDC et au Centre ne voulaient même pas de cette motion. Martin Landolt (PBD/GL) s’est fait leur porte-parole: «La loi sur les banques n’empêche pas que les médias s’y intéressent, a-t-il expliqué. La règle actuelle exige que les journalistes soient très attentifs à leur manière de traiter les données privées, d’exiger le respect de certaines règles pour éviter une chasse à n’importe qui pour n’importe quoi. La protection des données et de la sphère privée des clients l’emporte sur la liberté de presse. Il faut une pesée des intérêts qui se décide au cas par cas».
Par 113 voix à 78, le Conseil national a accepté quand même la motion, grâce au soutien du PLR. Elle passe au Conseil des États.