High-tech: Quand le numérique entraîne le monde à sa perte

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High-techQuand le numérique entraîne le monde à sa perte

Spécialiste de la cybersécurité, Solange Ghernaouti cosigne un roman apocalyptique, «Off», qui envoie les Etats-Unis dans le chaos à la suite d’une cyberattaque.

Christophe Pinol
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Christophe Pinol
Professeure renommée à l’UNIL, Solange Ghernaouti est devenue une référence internationale en matière de cybersécurité.

Professeure renommée à l’UNIL, Solange Ghernaouti est devenue une référence internationale en matière de cybersécurité.

Felix Imhoff

Depuis des années déjà, Solange Ghernaouti met en garde contre les vulnérabilités des sociétés en matière de numérique. Professeure renommée à l’UNIL, elle est devenue une référence internationale en matière de cybersécurité.

Aujourd’hui, elle publie à 64 ans sa première œuvre de fiction, «Off», coécrit avec Philippe Monnin (Ed. Slatkine). Un roman catastrophe, apocalyptique même, qui montre comment les Etats-Unis se retrouvent plongés dans le chaos après une cyberattaque privant totalement le pays d’électricité, laissant ainsi plus de 300 millions de personnes livrées à elles-mêmes… Un récit d’anticipation, mais à la menace bien réelle, selon la cyberspécialiste. On fait le tour de la question en sa compagnie.

Qu’est-ce qui vous a amenée à l’écriture de ce premier livre de fiction, après tant d’ouvrages sur le cybercriminalité et la cybersécurité?

L’idée est venue d’un message qu’on voulait faire passer avec mon coauteur, Philippe Monnin: la vulnérabilité de cette société que nous sommes en train d’engendrer avec la fuite en avant vers le tout numérique. Ce n’est pas un livre contre le numérique mais plutôt une façon de dire que si on veut en profiter et apprécier les bienfaits, il faut aussi en maîtriser les risques. Or, nous utilisons des solutions vulnérables et il est clair, qu’avec le nombre de piratages sans fin qu’on observe partout dans le monde, que ces risques ne sont pas sous contrôle. Nous sommes confrontés à un vrai problème d’insécurité.

Comment avez-vous écrit ce roman à 4 mains, avec Philippe Monnin?

Rendons à César ce qui est à César: c’est lui qui a trouvé le fil conducteur et qui a été le moteur principal de cette écriture romanesque, nous nous sommes autoalimentés via un jeu d’écriture de va et vient entre lui et moi. Sur la base des problèmes soulevés par les différentes technologies, sur les vulnérabilités et cyberattaques existantes, nous avons trouvé la meilleure manière de témoigner de la réalité de la dépendance numérique et des interdépendances. Parce que tous les problèmes exposés dans le livre existent à différentes échelles, on les a orchestrés et mis en scène dans une fiction plausible même si quelques éléments de discours de ce livre sont librement inspirés de ceux que j’ai eu l’occasion de tenir, il s’agit bien d’une œuvre fictionnelle. Avec Philippe, on se connaît depuis longtemps. Il était le directeur des rédactions du Monde Informatique, j’y fus pigiste dans les années 80 avant de venir en Suisse. C’est même lui qui m’avait poussé à écrire mon premier ouvrage, publié en 1989, il en a fait la préface.

Mais alors risque-t-on vraiment l’anéantissement d’un pays comme vous le décrivez, du jour au lendemain?

Le scénario est tout à fait plausible. Des cyberattaques sur des usines d’électricité ou des centrales nucléaires, ça s’est déjà produit et cela continue. Nous avons simplement extrapolé la chose en faisant durer la panne dans le temps. Nous sommes partis d’un constat assez simple: sans électricité, il n’y a plus d’informatique; et sans informatique, plus d’électricité. Ce qui coupe la distribution d’eau courante et de nourriture… Difficile alors de vivre, d’autant plus que nous sommes habitués à ce que tout fonctionne en appuyant sur un bouton! Il y a aujourd’hui un vrai risque. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur la catastrophe de Fukushima parce que là aussi le risque était connu mais pas apprécié à sa juste valeur et il fut décidé de construire une centrale nucléaire sur une faille sismique sans prise en compte de l’ampleur du danger potentiel. Et c’est justement ce qu’on veut montrer avec le numérique conçu avec des vulnérabilités. Ce n’est pas parce qu’un danger à une probabilité de survenue faible que la menace ne se réalisera jamais. Les technologies utilisées aujourd’hui, notamment avec tous nos objets connectés, sont des points d’entrée pour des cyberattaques.

Que faudrait-il changer?

Commençons par se poser la question: jusqu’où voulons-nous aller dans l’automatisation et la délégation du travail et des prises de décisions à des machines, dans la dépendance à des fournisseurs, dans la perte de souveraineté? En cas de problème, y a-t-il un plan B? Qu’est-ce qui se passe quand les machines se dérèglent ou en cas de cyberattaques massives? Et encore, on n’aborde pas la question écologique… En 2020, la consommation énergétique du numérique a dépassé celle du trafic aérien et la quantité de gaz à effets de serre produite est équivalente à celle de la flotte mondiale des camions. Alors que fait-on: on continue à produire et à consommer toujours plus de numérique?

A la lecture de votre livre, notamment quand vous décrivez ces grandes scènes de chaos, on imagine très bien une adaptation pour le grand écran. Vous y avez pensé?

Je voyais plutôt dans un premier temps une bande dessinée mais si des producteurs sont intéressés, il y a un potentiel, oui. Quelqu’un m’a déjà proposé de le traduire en anglais. C’est peut- être un premier pas dans ce sens… Mais je serais surtout heureuse si les écoles pouvaient s’approprier ce genre de lecture, au gymnase ou au collège. Je viendrais alors volontiers faire des lectures et débats. Discuter avec les jeunes m’intéresse, ils connaissent déjà la violence numérique, contribuer à leur faire prendre conscience des risques est un pas vers des usages raisonnés du numérique.

Vous luttez d’ailleurs à votre manière avec un téléphone sans la moindre application, c’est ça?

Il y a deux choses: dans le cadre professionnel, je consomme bien sûr du numérique. Mais dans le privé, effectivement, non seulement ça n’a jamais été un besoin pour moi – je peux très bien vivre sans – et je n’ai aussi pas envie d’alimenter un système dont je connais les vulnérabilités. Effectivement, je n’ai pas la moindre application sur mon smartphone. Après, je ne suis pas contre les technologies et il m’arrive parfois d’utiliser le GPS de ma voiture. Je ne fais pas de paiement Twint, pas de commande en ligne ou mes courses sur internet par exemple. Je ne me force pas, je n’ai tout simplement pas envie. Après, si certains y trouvent leur compte, tant mieux pour eux mais je n’aimerais pas que la société m’impose une manière de vivre hyperconnectée.  

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