MusiqueEnnio Morricone renaît à Genève
Andrea Morricone, le fils du Maestro décédé il y a deux ans, dirige un concert d’un nouveau genre en hommage à son papa. La tournée mondiale fait escale à Genève. Rencontre.
- par
- Christophe Pinol
En termes de musique de films, son nom résonne comme une légende. Ennio Morricone… Assurément l’un des compositeurs les plus talentueux de l’histoire. Parmi les plus prolifiques aussi, avec plus de 500 films à son actif en 60 ans de carrière, dont nombre de westerns «spaghettis» qui l’ont révélé, notamment «Le bon, la brute et le truand» pour Sergio Leone. Mais, hors de ce carcan, on relève des films comme «Le professionnel» de Georges Lautner, «Attache-moi» de Pedro Almodóvar, «U-Turn» d’Oliver Stone ou encore «Les huit salopards» de Quentin Tarantino, qui lui valut un Oscar. Il avait même failli composer la musique de «Shining», de Stanley Kubrick, nous apprend le formidable documentaire «Ennio», récemment sorti en salles.
Le maestro s’est éteint en 2020, à 91 ans, alors qu’il travaillait sur un ambitieux projet avec son fils, Andrea, lui aussi chef d’orchestre et compositeur: son retour sur scène pour un concert au concept inédit. Et celui-ci voit aujourd’hui le jour à travers une tournée mondiale, «Ennio Morricone – The Official Concert Celebration», dont le coup d’envoi a été donné en novembre dernier à Tokyo sous la baguette d’Andrea Morricone, 58 ans. Le spectacle fera escale à Genève, à l’Arena, le 7 décembre prochain, avant de filer à Zurich le lendemain. Le musicien nous raconte son papa.
Qu’est-ce que ce concert a de si particulier?
Il s’agit d’un concept totalement original. Il y a environ 3 ans, mon papa m’a appelé afin de me parler d’une idée pour mettre en lumière sa musique: à travers des images de ses films, principalement. Il voulait développer un format différent de ce qu’il avait l’habitude de faire en concert en synchronisant cette fois sa musique à des extraits de films dont elles sont tirées, en choisissant des moments particulièrement émouvants, ou présentant des défis particuliers, mais aussi des séquences où on le voit au travail… L’idée était d’instaurer un rythme bien précis qui, au lieu de constituer une succession de différents titres, forme un tout: une seule musique. Et pour les interpréter, on va retrouver certains de ses solistes de longue date, un orchestre symphonique et un cœur absolument extraordinaire.
Comment choisir parmi les 500 films dont il a composé la bande originale?
C’est mon père qui avait commencé par faire le choix des musiques qu’il comptait diriger. Il avait pris des notes, avait imaginé la manière dont les titres allaient se succéder et à l’exception de quelques changements dans leur enchaînement, j’ai principalement suivi son agenda. Il y aura de tout: «Les incorruptibles», «Le clan des Siciliens», «La légende du pianiste sur l’océan», «Le bon, la brute et le truand», «Il était une fois en Amérique», «Il était une fois la révolution»… Mais j’insiste vraiment sur l’aspect d’œuvre globale, d’un morceau d’un seul tenant, sans interruption entre les différents titres.
Des titres inédits, qu’il n’avait jamais dirigés jusqu’ici, sont-ils prévus au programme?
Un seul, qui m’est spécialement cher. Un morceau que j’ai écrit pour violoncelle et piano en hommage à mon père: «Theme for Ennio». Je voulais toutefois juste souligner que la musique, c’est quelque chose qui ne se raconte pas. Il y a eu beaucoup de livres édités sur mon papa, ou de documentaires à propos de son travail. Mais la musique se vit avant tout, et s’écoute au plus profond de son cœur. Et ce concert, c’est probablement le plus beau moyen qui soit pour exprimer le génie de mon père.
Quels souvenirs gardez-vous de lui, quand vous étiez enfant et qu’il composait ses thèmes légendaires?
Il travaillait énormément. Il était très silencieux, très intransigeant. Et si mes frères, ma sœur ou moi avions besoin d’affection, il fallait plutôt aller la chercher auprès de lui. Sans ça, il venait rarement vers nous. Du moins durant son travail. Mais il aimait jouer aux échecs et tous les deux, on jouait beaucoup ensemble. J’ai aussi le souvenir de concerts de musique classique auxquels il m’emmenait et des discussions que nous avions ensuite ensemble à ce sujet durant le souper.
Il paraît que vous n’aviez pas le droit d’écouter de la musique à la maison, pour ne pas troubler son inspiration…
C’est vrai. Lui-même n’écoutait que de temps en temps quelques musiques et à chaque fois pour une raison bien précise. Si un compositeur lui demandait son avis sur son travail, par exemple. Et très rarement, il se laissait aller à mettre un disque d’une composition classique. Il avait même une sainte horreur de la sonnerie du téléphone qui résonnait à la maison, même si c’est grâce à lui qu’il trouvait du travail.
Vous aviez collaboré sur le film «Cinéma Paradiso», pour lequel il vous avait confié la composition d’un air, le «Love Theme». Comment ça s’était passé?
Déjà, c’est un souvenir assez unique dans la mesure où c’est la seule fois qu’il ne m’a jamais demandé de composer quelque chose pour lui. Il m’avait passé le script, je l’avais lu et ce thème m’était immédiatement venu à l’esprit. Une espèce de révélation… J’avais 24 ans, il me disait sans arrêt à quel point il l’adorait. Et moi, je lui rétorquais: «N’exagère pas, papa, avec tous les chefs-d’œuvre que tu as composé…» (il rit). J’ai écrit le thème et mon père y a rajouté quelques harmonies, surtout sur la seconde partie. Mais c’était très difficile de travailler avec lui. Il composait seul dans son bureau, avec cette énorme force créative et une rigueur telle que les échanges n’étaient finalement guère possibles.
Que pensez-vous du documentaire «Ennio», que Giuseppe Tornatore a consacré à votre père, sorti en salles en octobre dernier?
Je trouve que c’est un film magnifique. Important, qui plus est, parce que de nombreux cinéastes viennent apporter leur témoignage et parlent de leur collaboration de manière assez détaillée. Tornatore et mon père avaient tissé des liens étroits, très forts, et il était probablement le mieux placé pour réaliser un film sur son travail. Après, si j’avais été cinéaste, peut-être aurais-je orienté le film différemment. Étant son fils, j’avais accès à des éléments forcément différents…
Le film parle aussi beaucoup du rôle de votre maman, qui était sa première auditrice. On y apprend que si elle n’aimait pas ce qu’il avait composé, votre père réécrivait ses partitions. Des compositions partaient-elles donc directement à la poubelle parce que votre mère ne les aimait pas?
Non, je ne crois pas que mon père ait jeté quoi que ce soit. Pour la simple et bonne raison que la poubelle n’existait même pas chez nous. La musique était tellement importante que tout était gardé. Par contre, il est indéniable que ma maman a exercé un rôle très important dans sa musique. Ne serait-ce que parce qu’elle s’occupait des 4 enfants en laissant mon père s’exprimer pleinement dans son travail. On dit que derrière chaque grand homme se cache une femme, et c’est exactement ce qui se passait chez nous. Et puis si les réalisateurs venaient d’abord à la maison pour mon père, ils avaient l’habitude de revenir pour la cuisine de ma mère. Oliver Stone, Warren Beatty, Adrian Lyne ou Roland Joffé se sont régalés avec les petits plats de maman. Elle commençait par leur servir un café au lait dont elle était très fière, ils se mettaient ensuite à travailler vers 10 h, faisaient la pause déjeuner, mon père se retirait ensuite dans son bureau pour penser à sa musique, et revenait plus tard leur parler de ses idées. Elle a dédié toute sa vie à mon père et elle l’a beaucoup aidé dans sa carrière.
On sait que votre papa n’aimait pas mettre en avant certaines compositions plutôt que d’autres mais avait-il quand même une affection particulière pour l’une d’entre elles?
Je crois qu’il aimait beaucoup celle de «Mission». Qu’elle était même l’une de ses préférées. L’une de ses plus ambitieuses, où il disait se reconnaître pleinement en elle. À juste titre d’ailleurs. Pour moi, c’est un vrai chef-d’œuvre et on va bien sûr en retrouver un thème dans le concert.