Qatar 2022Boycott, discriminations, droits des travailleurs: ce que 3 semaines au Qatar nous ont appris
La Coupe du monde 2022 charrie son lot d’idées reçues. Certaines indéniables, d’autres méritant une part de nuance.
- par
- Florian Vaney, Doha
Présence dans les stades
Il faut commencer par s’étrangler d’un mensonge. La FIFA se gargarise d’un chiffre: 96%, qu’elle annonce comme la fréquentation des matches lors de la phase de groupes. L’association est fallacieuse, sachant que 96% correspond au nombre de billets vendus. La vue en angle serré sur le terrain ne permet pas forcément de s’en apercevoir à la télévision, mais plusieurs rencontres ont été disputées au milieu de tribunes clairsemées. Jusqu’à parfois en arriver à un étonnant procédé pour cacher la misère: laisser entrer des gens sans ticket à la mi-temps pour combler le vide.
En déduire un boycott général de la Coupe du monde serait malhonnête. Il y a simplement ici la réalité d’un événement qui offre des rencontres n’ayant pas le potentiel d’attraction pour attirer 40’000 ou 60’000 personnes. Comme bien d’autres Mondiaux avant le Qatar. Et certainement encore plus dès 2026, avec le passage à 48 équipes.
Qu’il s’agisse d’une volonté de boycott ou non, les légions de fans européennes paraissent restreintes (mis à part peut-être les Anglais). Là où, preuve que les questions soulevées en Europe n’ont pas toujours franchi les frontières du continent, les supporters sud-américains ou des pays voisins se comptent ou se comptaient par dizaine de milliers. Et garnissent des stades en majorité bien remplis et parfois bruyants, qui n’ont pas besoin d’un mensonge pour être une réalité de cette Coupe du monde.
Alcool et sécurité
Le volte-face de l’émirat sur la question de la vente d’alcool à l’occasion de sa Coupe du monde est inexcusable. Présenter une réalité pour séduire le plus grand nombre, puis en changer lorsque les billets se sont arrachés, c’est une manœuvre qui renvoie une image: celle d’un Qatar au-dessus des lois et des promesses.
Le fait est que, même sans litres de bière, tout ce qui fait le charme habituel de grandes affiches de football parvient à exister. Les hordes de supporters, les chants qui font frissonner, les déplacements inoubliables (qui font du métro un haut lieu de passion avant certains matches): tout ça se passe aussi à Doha, où s’ajoute un côté «friendly», tout public. Un côté sécurisant, en fait.
On peut y voir une bonne nouvelle, ou pas. Tout comme il faut se réjouir lorsqu’on entend ces témoignages de femmes qui se sentent largement plus en sécurité dans les rues de la capitale qatarienne que dans celles de leur ville occidentale, en gardant à l’esprit une nuance importante. Il est toujours plus facile de faire régner l’ordre et la sécurité dans des pays dictatoriaux.
Greenwashing
Nous sommes des super-héros. C’est le bancomat de l’aéroport qui nous l’a dit, lorsqu’on a refusé d’imprimer la quittance de notre premier retrait d’argent qatarien. Depuis, on sauve le monde tous les jours. Ça, c’est le robinet de notre hôtel qui nous le dit, à chaque fois qu’on le ferme. Le Qatar cherche à nous flatter? À peine. Mais dans le genre, l’Europe sait aussi y faire.
On doutait beaucoup de la conscience écologique de l’émirat avant la compétition. On doute toujours. Ce ne sont pas ces deux minuscules panneaux solaires stratégiquement placés sur le chemin du stade Al-Bayt comme une promesse de bonne volonté qui changent grand-chose à la réflexion.
Ce qui est sûr, c’est que le Qatar a investi un certain budget dans l’optique de se donner une image verte. Certains spectateurs peuvent ainsi s’amuser à découvrir Marcel Desailly apparaître sur les écrans des stades pour un cours avancé de triage de déchets. Le message est passé. Lui accorder du crédit dans un monde où la climatisation des stades tourne à plein régime et bien plus qu’annoncé (notamment pour certains matches à 22h), c’est autre chose.
Faire sortir de terre huit stades (et pas mal d’autres constructions) qui peineront beaucoup à être réemployés, dans un rayon infime et au sein d’un pays pas spécialement féru de football ne peut être associé qu’à une aberration écologique. De bonnes choses naissent parfois des aberrations, et c’est le cas au Qatar. Mais la promesse d’une compétition verte est absurde.
Mondial du beau jeu
Là encore, les mots proclamés mercredi par Gianni Infantino ressemblent à ceux d’un leader tout-puissant qui nie toute forme de nuance ou d’opposition. Le boss de la FIFA s’est félicité de «la plus belle phase de groupes d’une Coupe du monde». Il est autant question de son succès populaire (évoqué plus haut) que du spectacle sportif offert. Voilà qui rejoint une idée reçue largement relayée. Celle qui voulait que ce Mondial soit celui du beau jeu, car situé en pleine saison.
Dans les faits, les 48 rencontres de la phase de poules ont offert de tout. Naturellement. Des parties affreusement fermées (Brésil - Suisse, par exemple) et des matches captivants. Même si ceux-ci l’ont plus souvent été grâce à leur scénario (Cameroun - Serbie, Serbie - Suisse, Argentine – Arabie saoudite) que par la quasi perfection du football proposé.
Là où le spectacle en a vraiment pâti, c’est lorsqu’on s’attarde sur la physionomie du premier tour. Que la FIFA se réjouisse de certaines surprises, d’accord. Mais il convient de remarquer une forme d’inéquité là autour. Elle a toujours existé dans ce format, mais s’est particulièrement fait sentir au Qatar. Lors de la 3e et dernière journée, trois équipes déjà qualifiées (ou quasi qualifiées) ont présenté une équipe B sur le terrain. C’est aussi pour ça que le Cameroun a battu le Brésil, que la Tunisie a vaincu la France et surtout que la Corée du Sud a pu se qualifier aux dépens de l’Uruguay.
Un constat à garder en tête à l’heure où se dessine le modèle qui sera adopté dès l’édition 2026. Celle de 2022, n’en déplaise au 8e de finale entre le Maroc et l’Espagne (0-0 après 120 minutes, 4 tirs cadrés), ne possède pas le monopole du beau jeu.
Travailleurs
Le thème le plus sensible autour de la Coupe du monde. Celui qui plus que les autres pousse à considérer avec méfiance ce Mondial de tous les paradoxes, événement festif bâti sur des briques entachées d’abus, du ciment mélangé au sang. Quel que soit leur nombre, ces drames resteront et ne pourront être oubliés.
Il existe bien une part de lumière là-dedans. On ne fera l’affront à personne d’essayer de la quantifier, mais elle est plus que palpable. Le Qatar a fait appel à une main-d’œuvre gigantesque autour de son Mondial. À tel point qu’en certains endroits stratégiques (dans le métro, autour des stades…), vous ne pouvez avancer dix mètres sans qu’un employé vous indique votre chemin. Par rapport à ce qu’on peut connaître en Europe pour pareil événement, les effectifs et les postes sont doublés, triplés voire peut-être plus.
Qui sont-ils, ces milliers de rouages de l’immense mécanique qatarienne? Généralement des gens venus d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh. De bon nombre de pays d’Afrique aussi. Ils se trouvent rarement à Doha par amour du foot. Mais parce que l’Émirat avait beaucoup de jobs à offrir pour que sa Coupe du monde prenne forme. Et, surtout, que ceux-ci sont particulièrement bien rémunérés en comparaison avec ce que peut gagner un Indien ou un Pakistanais chez lui.
Alors ce ne sont pas deux ou trois de ces témoignages d’immigrés, qui disent avoir saisi l’opportunité du Mondial pour envoyer un maximum d’argent à leur famille restée au pays, qu’on a entendus. Mais beaucoup plus. Sont-ils heureux? On ne saurait en juger. Tout juste peut-on se demander s’ils ont le temps de se poser la question, en œuvrant souvent entre 10 et 14 heures par jour, six à sept jours sur sept. Le tout en se voyant généralement assigné à une seule et unique tâche, rarement très divertissante (scanner des tickets, surveiller une zone, orienter la foule…).
Leur conception du travail n’est pas la nôtre. Ce qui n’est en aucun cas une justification aux abus dont certains ont pu être la cible. D’un point de vue occidental, leur condition peut difficilement être enviée. Reste qu’il faut entendre cette masse qui parle d’une chance plus que d’une sentence. Quant à savoir de quoi leur avenir sera fait dans un monde où la Coupe du monde n’existe plus, ça…