FootballAprès 40 ans de clic-clac, il va prendre sa dernière photo
Monument de la photo sportive, Eric Lafargue saisira ce jeudi à la Praille ses ultimes images. Ayant fait d’une passion son métier, le Genevois témoigne de son évolution. Servette va le fêter dignement.
- par
- Nicolas Jacquier
Eric Lafargue, c’est d’abord un œil. Celui qui voit, qui sélectionne, qui ressent l’instant pour mieux capter ce qui s’y passe. L’homme a toujours photographié le sport, devenu la passion d’une vie à travers ses objectifs. Il en saisit la beauté et les émotions qu’il génère depuis 1981. Toujours le bon cadrage, le bon moment, la bonne photo, reconnaissable entre toutes. Comme une signature inimitable. À l’enseigne de l’agence qu’il a créée à son nom (Lafargue Photos Sports), l’homme d’images a inondé les rédactions romandes, principalement celle de la Tribune de Genève.
Quarante ans après une première photo (celle d’un match de 2e ligue genevoise entre Vernier et le CS Italien) publiée dans la défunte Semaine Sportive, le Genevois effectuera ce jeudi soir à la Praille ses adieux à la profession, en marge de Servette-Bâle.
Après des millions de prises de vues, comment imagine-t-il son ultime photo, celle du clap de fin? «Dans l’idéal, répond-il, je rêve d’une bicyclette dans la lucarne offrant la victoire à Servette à la 95e minute. Ce sera de toute manière une photo importante puisque ce sera la dernière.»
Fêté par Servette
Ce 19 mai, il y en aura auparavant eu d’autres, où il sera cette fois-ci de l’autre côté du miroir, acteur principal de ce que Servette réserve à celui qui, pour quelques heures encore, reste son photographe officiel. S’il n’en connaît pas les détails, Eric Lafargue sait qu’une fête se prépare en son honneur. «C’est énorme, convient le futur retraité, ému. Je n’avais jamais vu ça pour un photographe. Cela me paraît même inimaginable…» L’occasion peut-être de recevoir en retour un… poster encadré du photographe en action.
Capturer la beauté du geste
S’il a shooté tous les sports durant sa carrière (athlétisme, tennis, patinage artistique, etc.), c’est le football qu’il a le plus couvert. Ce qu’il a toujours aimé sinon recherché, c’est arrêter l’instant, mettre en scène la beauté du jeu. Avec une sensibilité érigée en fil «grenat», le besoin sans cesse renouvelé de magnifier ce qu’il voit. Avec une préférence pour les scènes de joie, de liesse, notamment après un but même s’il a toujours aussi su saisir les moments de détresse et de déception inhérents au sport.
«Ce qui me plaît le plus, raconte-t-il au sujet de sa démarche, c’est de faire ressortir la beauté du geste sportif. Je ne vole rien, je photographie… On m’a demandé un jour d’être paparazzi, j’aurais pu gagner beaucoup d’argent, j’ai refusé.»
Au fil du temps, le Genevois a forcément croisé des centaines de footballeurs. Aux Charmilles puis à la Praille, les Barberis, Besnard (comme joueur d’abord), Schnyder, Favre, Rummenigge, Eriksen et autre Karembeu ont tous défilé. «ll y a toujours eu du respect entre eux et moi, parfois même une forme de tendresse…» Celui qui l’a le plus marqué? Question piège. Notre interlocuteur y réfléchit longuement. «Peut-être José Sinval parce qu’il était à la fois déroutant, virevoltant et spectaculaire. C’était le vrai Brésilien. Parler d’artiste dans son cas n’est pas exagéré…»
Son métier, dont il a suivi l’évolution technologique, a énormément changé. Et le football, a-t-il suivi pareille évolution? «Tactiquement, répond Eric Lafargue, on joue moins intelligemment. Dans la finesse, on a perdu beaucoup de choses. Il y a moins d’artistes et plus d’athlètes. Des gestes ont disparu, d’autres sont apparus…»
Une offre de Chênois
Le jeune adolescent se destinait à devenir professeur de sports, il aurait aussi pu entamer une carrière professionnelle. «Alors que j’étais au collège, j’avais reçu une offre pour rejoindre Chênois, qui évoluait alors en LNA…» Ce souvenir en réveille un autre, plus lointain, quand le gamin usait ses fonds de culotte sur le terrain de Trembley, à Varembé. «Avec International, qui allait devenir plus tard Interstar, on avait perdu 15-0 contre Servette en juniors C.» Déjà un premier lien avec le grenat.
Photographier le football, en être le témoin privilégié, c’est aussi trouver les meilleurs angles au bord du terrain. «J’ai souvent bougé. Ces dernières années, je me suis plutôt positionné près d’un poteau de corner. Avant, je me plaçais davantage à la hauteur de la ligne des seize mètres. Chaque angle apporte un nouveau point de vue.»
Müller et Vogel, juniors à Meyrin
D’une vie d’images subsistent des moments incroyablement forts, des photos entrées dans la légende comme celle, encore en noir et blanc, de Johann Vogel et Patrick Müller, juniors E à Meyrin en 1985 bien avant d’embrasser la carrière internationale que l’on sait. Ou le doigt ensanglanté de Paolo Diogo, venu s’agripper au grillage et victime d’une phalange arrachée devant le kop genevois après un but marqué à Schaffhouse en 2004.
Il y a aussi eu quelques ratés comme celui de la finale de l’Euro 2008 entre l’Espagne et l’Allemagne à Vienne (1-0, but de Torres). «Je n’ai pas la photo du but, ou plutôt, je l’ai mais mal cadrée. J’avais un trop gros téléobjectif à ce moment-là du match. J’ai certes le gardien allemand couché par terre mais je n’ai que les pieds du buteur.»
Créateur d’émotions, Eric Lafargue n’abandonnera jamais la photo mais déclinera son sens artistique sur de nouveaux supports d’expression, peut-être l’écriture. Il pourrait y narrer ses centaines de nuits à traverser la Suisse au volant au retour d’un match l’ayant conduit à l’autre bout du pays, roulant l’équivalent de 54 fois le tour du monde. L’homme a souhaité terminer sa vie professionnelle ce jeudi soir à Genève, avec le club de son cœur. Ce week-end, il sera en famille, fêtant l’anniversaire de l’un de ses petits-enfants. Le coup d’envoi d’une autre vie.