Qatar 2022Il y a quatre ans, l’aigle bicéphale planait au-dessus de Serbie - Suisse
Avant de se retrouver ce vendredi pour un match décisif, Suisses et Serbes s’étaient affrontés au Mondial 2018, dans une rencontre entachée par une polémique encore vivace.


Buteur le 22 juin contre la Serbie à la Coupe du monde 2018, Granit Xhaka avait célébré en mimant l’aigle bicéphale, symbole de l’Albanie.
ImagoCe pourrait être simplement un match couperet, un 16e de finale sans le nom. Ce vendredi soir (20 heures), la Serbie et la Suisse se disputeront le deuxième ticket du groupe G pour les 8es de finale de la Coupe du monde 2022. Il y a beaucoup à raconter de cette confrontation sur le plan sportif. Mais entre ces deux pays, un match de foot n’est jamais complètement abordé par ce prisme-là. Question d’histoire, de société. Car n’en déplaise à ses hauts dirigeants mégalomanes (Sepp Blatter, ne se rêvait-il pas prix Nobel de la Paix?), le ballon rond ne peut effacer des décennies - voire des siècles - de conflits. A fortiori lorsque ceux-ci touchent à l’essence d’un peuple: son identité.
La dernière fois que Serbes et Suisses s’étaient affrontés, c’était lors du précédent Mondial, en Russie. Le 22 juin 2018, très exactement. Plus de quatre ans après, les mémoires helvétiques restent imprégnées du souvenir de cette rencontre. Ou plutôt, d’un geste: l’aigle bicéphale reproduit avec leurs mains par Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri en guise de célébration de but. Le bonheur de marquer aurait pu frapper n’importe quel autre joueur de la Nati. Il a fallu que cela tombe sur ses deux stars, aux origines kosovares (Shaqiri est né au Kosovo, Xhaka est issu d’une famille kosovare) et fières de les posséder. Clin d'œil malicieux du destin. Et début d’une polémique retentissante.
La première réaction des deux compères devant les micros n’était pas de nature à désamorcer la bombe. «Ma célébration était destinée aux gens qui m'ont toujours soutenu, et pas dirigée contre quelqu'un», assurait Xhaka. «Je ne fais pas de politique, je joue au football», commentait son coéquipier. Quelles qu’aient été leurs intentions, la spontanéité et la ferveur avec lesquelles ils ont effectué leur geste indiquent qu’ils ne pouvaient méconnaître sa signification.
Symbole d’oppression
Référence au drapeau de l’Albanie, l’aigle bicéphale tel qu’il a été mimé est un symbole hérité de l’époque yougoslave, brandi par les Albanais du Kosovo qui s’estimaient oppressés par les Serbes. À ce jour, la Serbie refuse de reconnaître l’indépendance proclamée par le Kosovo en 2008, le considérant comme une province autonome. Les rancœurs restent vives. Il n’est pas interdit de penser que les célébrations de Xhaka et Shaqiri s’adressaient à la communauté serbe. Mais il faut surtout les interpréter comme un cri d’amour à leurs racines. Et à ce titre, le match du 22 juin 2018 constituait la plateforme parfaite.
Cette éructation identitaire a réveillé les tensions nationalistes. La presse serbe a dénoncé une «provocation honteuse». En Suisse, l’affaire a secoué les sphères sociétale et politique sur fond d’appartenance au drapeau rouge à croix blanche. «Je ne peux pas vraiment me réjouir. Les deux buts n'ont pas été marqués pour la Suisse, mais pour le Kosovo», s’est par exemple emportée la conseillère nationale UDC Natalie Rickli. La FIFA, de son côté, s’était empressée d’agir. Après avoir ouvert une procédure disciplinaire, elle avait infligé à chacun des deux joueurs une amende de 10’000 francs, ainsi que 5000 francs pour le capitaine Stephan Lichtsteiner, qui avait imité ses deux partenaires.
À l’approche des retrouvailles, le sujet est revenu sur la table. Preuve que la question identitaire reste un thème central de notre société. À Doha, Granit Xhaka n’a pu échapper aux questions piégeuses. «En 2018, on y a laissé beaucoup, beaucoup, beaucoup d'énergie, reconnaissait-il ce lundi. Maintenant nous sommes assez professionnels, espérons-le, pour nous concentrer totalement sur le football. J’ai 30 ans, plus d’expérience, et je me suis calmé.» Le milieu de terrain d’Arsenal n’en dira probablement pas plus.
Sur décision de l’ASF, lui et Shaqiri ne s'exprimeront pas en zone mixte à l’issue du match de vendredi. Et Yann Sommer leur a été préféré pour se présenter en conférence de presse jeudi. Mais, le portier étant malade, c’est finalement Manuel Akanji qui s’est présenté devant les médias.
«En 2018, on y a laissé beaucoup, beaucoup, beaucoup d'énergie»
Le tabou demeure, la plaie pas totalement résorbée. Peut-elle seulement l’être un jour?