Home cinéma«Mulholland Drive»: il n’y aura peut-être jamais de meilleure restauration»
Pour ses 20 ans, le film de David Lynch se paye un lifting 4K somptueux, supervisé par le maître en personne. Entretien avec l’instigateur du projet.
- par
- Christophe Pinol
«Mulholland Drive», le fabuleux polar onirique de David Lynch, son film le plus envoûtant, a déjà 20 ans! Pour fêter l’anniversaire de ce vertigineux jeu de piste dans les collines hollywoodiennes, Studiocanal a mis les petits plats dans les grands en éditant un coffret Blu-ray 4K Ultra HD de toute beauté (déjà disponible). Une restauration supervisée par le cinéaste en personne et présentée en HDR Dolby Vision (voir encadré), le tout accompagné de quelques goodies (cartes postales, affiches, livret), d’un second disque Blu-ray HD et d’une flopée de bonus.
Mais c’est l’éclat de ce lifting, splendide, qui frappe avant tout quand on glisse la galette UHD dans sa platine. La copie semble certes un peu plus sombre que celles des éditions précédentes mais le piqué est d’une précision renversante, avec une intensité dans les couleurs (entre fulgurances de rouge et de bleu) parfois étonnantes. Une chose est sûre: jamais, la blonde naïve et innocente (Naomi Watts) et la brune fatale (Laura Harring) n’avaient paru aussi belles, aussi ensorcelantes.
Jean-Pierre Boiget, directeur d’exploitation chez Studiocanal, à l’origine du projet, nous raconte les dessous de cette restauration.
Comment est née cette édition anniversaire?
À Studiocanal, avant de choisir notre prochaine restauration, on se pose principalement deux questions: quel titre de notre catalogue fête bientôt son anniversaire et quel talent associé au film pourrait nous apporter son aide. Et là, non seulement «Mulholland Drive» allait fêter ses 20 ans, mais il y avait David Lynch, son réalisateur, l’atout n° 1 du film. On avait déjà travaillé avec lui pour «Elephant Man» et on le savait très attaché à ses œuvres, très protectionniste, accompagnant volontiers leur réédition. Le problème, c’est qu’il veut tout contrôler et qu’un projet de cette ampleur est lancé habituellement 2 ans en amont. Nous, on n’avait que 6 mois avant l’anniversaire du film.
L’éditeur américain Criterion avait effectué en 2016 une restauration 2K, sur la base d’un scan 4K, et on pensait s’en servir. Mais finalement, on s’est dit qu’il valait mieux tout refaire: tirer un nouveau scan 4K, avec les techniques de 2021, et ajouter à cette édition le Dolby Vision. L’avantage, c’est qu’à l’époque, tout le travail d’étalonnage, supervisé par David Lynch en personne, avait été soigneusement conservé et cela nous a permis de gagner un temps fou. Il faut savoir que pour l’édition de ses films en vidéo, David Lynch commence toujours par les étalonner sur grand écran, pour le cinéma. Ce n’est qu’une fois qu’il est satisfait de cette version qu’il s’occupe de la déclinaison vidéo. Il ne travaille d’ailleurs qu’avec un seul étalonneur, à Los Angeles, et je ne vous cache pas qu’il coûte extrêmement cher. Donc au moins, tout ce travail était fait. Et on savait qu’une définition Ultra HD, associée au Dolby Vision, allait lui apporter beaucoup…
C’est-à-dire… qu’est-ce qu’ajoute précisément le Dolby Vision?
En gros, il permet de retrouver toute la finesse de la copie cinéma, de respecter parfaitement sa colorimétrie. Jusqu’à présent, une projection cinéma offrait un espace colorimétrique plus large qu’en vidéo. Un Blu-ray classique est encodé en Rec 709, un standard adopté pour la télévision haute définition qui propose une gamme de couleurs satisfaisante mais limitée, plus restreinte que celle du cinéma. Alors que le Dolby Vision offre un champ encore plus vaste que ce dernier, ce qui nous permettait de rester parfaitement fidèle au master cinéma, de retrouver les couleurs qui nous manquaient avec les précédentes éditions vidéo. Sans compter que David Lynch avait la possibilité d’aller plus loin dans certains plans, de pousser les couleurs dans des retranchements inatteignables à l’époque. Il n’en a pas abusé mais à quelques reprises, il s’en est servi pour mettre une couleur en avant, un rouge plus prononcé, ou faire ressortir un objet dans le fond qu’on ne voyait pas assez… C’est l’avantage du Dolby Vision: prenez n’importe quelle scène sombre du film et comparez-la à celle de la version Blu-ray précédente, vous allez voir apparaître quantité de détails.
Et pour les consommateurs qui n’auraient pas le matériel adéquat nécessaire au Dolby Vision?
L’édition comprend également une version SDR adaptée à toutes les installations, elle aussi contrôlée par David Lynch et son étalonneur. Comme elle est exportée du master 4K, elle profite de tout le travail de restauration. Elle est juste limitée par le Rec 709 mais cela reste une version de très belle qualité. Après, le 4K Ultra HD apporte bien sûr à l’ensemble un piqué inégalé. Pour tout vous dire, les gros plans de Laura Harring au tout début du film, dans la voiture, m’ont littéralement scotché quand j’ai visionné nos premières images. Voir l’actrice si belle, dans une telle définition…
En avez-vous profité pour retravailler le son?
David Lynch l’avait déjà plusieurs fois retouché et on était tous persuadé qu’il n’y avait rien à faire de ce côté-là. Mais quand on lui a appris que notre travail avait été sélectionné à Cannes Classics 2021 (ndlr: une sélection du Festival de Cannes qui propose des films anciens de grands réalisateurs dans des copies restaurées), il a sauté sur l’occasion pour revoir le mixage. Il a fallu retrouver tous les éléments d’origine, on a fait appel à son mixeur personnel et il a apporté de petites modifications ici et là. Du coup, franchement, on a tellement poussé les choses avec cette édition, qu’on est proche de la version «Ultimate». Il n’y aura peut-être jamais de meilleure restauration. À chaque fois que David Lynch nous a demandé quelque chose, on l’a fait: il voulait travailler avec ses propres collaborateurs, avoir du temps pour corriger, étalonner et remixer… On a tout donné. Et lui s’est impliqué à fond.
Y a-t-il un risque de dénaturer une œuvre plus ancienne en allant trop loin dans les détails, avec ces traitements d’image moderne…
Oui, le risque existe. Le Dolby Vision est un outil génial mais si vous poussez tous les curseurs à fond pour afficher des détails jusqu’alors invisibles, vous dénaturer tout. Tenez, on a sorti l’an passé une version 4K Dolby Vision d’«A bout de souffle», de Jean-Luc Godard, pour son 60e anniversaire. Dans une scène, Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg discutent dans un appartement, Jean se tenant devant une fenêtre. Et sur le scan 4K, on a tout à coup vu apparaître derrière elle les enseignes des magasins dans la rue, qui n’étaient jusqu’à présent visibles sur aucune copie. On aurait très bien pu les garder, pour proposer une image détaillée comme jamais… Mais on s’est rendu compte que notre regard était distrait par ces informations supplémentaires, qu’il ne se focalisait plus sur l’actrice… On a donc réduit la définition sur ces zones-là, pour estomper l’arrière-plan et s’assurer que l’attention du spectateur reste bien sûr l’actrice principale. Cela montre à quel point il faut rester attentif, plan par plan, avec cet outil. Sinon, ça va vite: vous contrôlez votre image, elle est splendide, pleine de détails, vous passez à la suivante… Et à l’arrivée, vous vous retrouvez avec un film qui n’a plus grand-chose à voir avec l’original.
Avez-vous demandé à Jean-Luc Godard de superviser cette édition?
Oui, mais il n’a pas souhaité y participer. On lui a écrit, et il nous a répondu de manière très courtoise, mais il ne veut plus travailler sur ses anciens films. On a même insisté en passant par la Cinémathèque suisse… J’aurais vraiment adoré travailler avec lui. On était prêt à déplacer notre labo près de sa maison… Il nous a quand même signalé qu’il nous faisait totalement confiance.
Qu’est-ce que le HDR apporte à un film en noir et blanc comme celui-ci, ou encore «The Servant» et «Elephant Man», que vous avez également édité?
«Elephant Man», c’est justement le film qui a fait accepter le Dolby Vision à David Lynch. Avant, il ne voulait pas en entendre parler. Pour le convaincre, on lui avait proposé de lui montrer, très concrètement, ce que ça pouvait apporter à son un film et il avait finalement été emballé. Mais pour répondre à votre question, le HDR apporte une grande finesse dans les contrastes et la luminosité. Des tests ont même été réalisés sur des spectateurs, avec d’un côté une séquence 4K sans HDR, et de l’autre, la même scène en HD, avec donc une image 4x moins détaillée, mais en HDR. Eh bien les gens trouvaient étonnamment la deuxième plus définie que la première, parce que notre œil est très sensible à cette finesse de niveau dans les basses et hautes lumières.
Aujourd’hui, on l’impression que le Dolby Vision fait désormais partie du cahier des charges des films à grand spectacle, qu’il est devenu un passage obligé. «Les Éternels»; «Encanto», le dernier Disney; «Spider-Man: No Way Home»; la trilogie «Fear» sur Netflix… Chacun d’eux comporte une scène bien spécifique, qui prend place dans la pénombre en mettant en scène d’intenses effets de lumière, si possible de couleurs bien vives…
À Canal+, j’ai plutôt l’impression de passer du temps avec les réalisateurs pour leur expliquer qu’il ne faut justement pas avoir peur du Dolby Vision, de leur montrer de quelle manière il est possible de l’utiliser. Après, c’est leur film; ils choisissent de s’en servir ou non. Mais pour les grandes plateformes, la mécanique est différente et peut-être celles-ci poussent-elles les réalisateurs à mettre la technologie en avant. En même temps, c’est compréhensible: pour une superproduction, si ces effets sont bien exploités, c’est très spectaculaire. C’est un outil qui peut donner des ailes à un chef-op ou un réalisateur. De quoi aller plus loin et raconter de belles histoires.