HommageSaucisses, alcool et rock’n’roll: la dernière interview bazar d’Arno
Nous avions rencontré le chanteur belge en 2019, décédé ce samedi. L’homme était fascinant, drôle, pas toujours compréhensible et surtout imprévisible.
- par
- Laurent Flückiger
Une interview avec Arno, immense artiste belge mort ce samedi 23 avril, ce n’était pas une discussion, c’était une expérience. En 2019, nous avions rendez-vous avec lui dans le petit salon d’un hôtel genevois. Le chanteur belge, 70 ans, nous rejoint tout de noir vêtu, mâchant un chewing-gum et se commande une bière sans alcool. En trente minutes, on parle de son disque très réussi «Santeboutique», d’Ostende, de la guerre, de nostalgie, de trap mais aussi de cervelas.
Oui, parce que dans le Plat Pays, on mange aussi du cervelas. Et dans sa chanson «Take Me Back», Arno fait rimer «You could make Cinderella» avec «Look like a cervelas»… Il découvre notre façon, à nous Suisses, de griller cette saucisse au bout d’un bâton. «Hein?» se contente-t-il de répéter plusieurs fois dans son accent flamant. Mais on le sent très intrigué. Tout le reste du temps, c’est nous qui sommes très intrigué de comprendre ce qui se passe vraiment dans la tête du rockeur
Arno, comment vous avez réagi quand vous avez eu 70 ans, le 21 mai?
J’ai déjà oublié. Ce sont les gens qui me rappellent mon anniversaire. J’ai toujours dit: «Je suis né vieux et je vais mourir jeune.»
«Santeboutique» est un album sur la nostalgie, l’alcool, la vieillesse, les extrémismes…
(Il coupe.) La vie, quoi! Santeboutique, ça veut dire bordélique. Tout ce qui se passe dans le monde vient de l’être humain. Il fait des guerres, s’amuse, fait des bêtises, fait des enfants, et ça m’inspire. Sans l’être humain, je n’ai pas d’inspiration.
Santeboutique est vraiment un mot qui existe?
Oui. On dit ça au nord de la France et sur la côte belge. Je pensais que tout le monde comprenait ce mot mais ce n’est pas le cas.
C’est un capharnaüm?
Hein? Je ne connais pas. C’est suisse?
Je ne crois pas. Dans cet album, il y a aussi du surréalisme avec une chanson qui s’appelle «Les saucisses de Maurice»…
Ouais, c’est un rêve que j’ai eu. D’ailleurs, je rêve beaucoup. Là, c’est l’histoire d’une copine à moi qui est macrobiotique, comme son mari, et très sportive. Elle tombe amoureuse d’un charcutier qui s’appelle Maurice et qui est très connu pour ses saucisses. J’ai écrit un court-métrage de ce bazar mais je n’ai pas trouvé quelqu’un qui veuille le sortir. On vit dans un film de cow-boys. Tout est possible dans les films de cow-boys.
D’ailleurs, quand vous reverra-t-on au cinéma?
On m’a fait une proposition pour jouer dans un film mais je ne sais pas si je vais le faire.
Dans «Santeboutique», vous parlez beaucoup d’Ostende, ville où vous êtes né. Notamment dans la magnifique chanson «Ooestende bonsoir». Elle a été écrite dans un bistrot?
Exactement. J’ai fait cette chanson avec une copine (ndlr.: Sophie Dewulf). Un soir, on est sortis à Ostende et j’ai été pris de nostalgie en lui parlant de la ville. Quand j’ai composé la musique, elle était rock. Mais après je l’ai ralentie, elle est devenue mélancolique. Dans «Ooestende bonsoir», je parle de La Chèvre folle, qui était un bar d’artistes. J’y ai vu Jean Cocteau et Juliette Gréco. Dans les années 1950 et 1960, quand j’étais jeune, on y jouait du blues. Mais il n’existe plus. Karl Marx a écrit une partie de son «Manifeste» à Ostende. Einstein, Proust, Victor Hugo y ont habité, tous les écrivains! Parce qu’au début du XXe siècle il y avait un quartier pour les homos et beaucoup de maisons closes. Mais aussi le bateau pour Douvres, en Angleterre.
Votre famille a d’ailleurs fui en Angleterre durant la guerre.
Oui, je viens d’une famille de réfugiés. Quand les nazis sont entrés en Belgique, mon grand-père a emmené tout le monde en Angleterre. Il a pris la décision en vingt-cinq minutes. Mon père a fait son service militaire dans les Spitfires.
Aujourd’hui, vous vous sentez encore Européen, comme dans votre chanson «Putain Putain» (1983)?
Ah oui! J’habite au centre de l’Europe, à Bruxelles. On a l’eau chaude et la télé en couleur, t’inquiète.
Pourquoi ne pas être resté à Ostende?
C’est la vie qui l’a voulu, les femmes… J’ai aussi habité à Paris, Amsterdam, Londres, Copenhague.
Dans la chanson «Lady Alcohol», on comprend que vous avez arrêté puis recommencé l’alcool et que vous le regrettez.
Et maintenant je bois de la bière sans alcool. Peut-être que je boirai de l’alcool ce soir. Tout est possible dans les films de cow-boys.
Est-ce à cause de l’alcool que dans «Court-Circuit dans mon esprit», vous dites «maintenant, je paie mes conneries du passé»?
Je suis un être humain comme tout le monde, j’ai eu des problèmes dans ma tête. (Rires.) Un court-circuit dans mon esprit, ça peut être un début de dépression. Mais c’est dans ma tête, c’est loin de mes fesses, t’inquiète!
Vous dites souvent que vous faites des disques pour faire des concerts. C’est le cas depuis toujours ou c’est depuis que les ventes de disques ne rapportent plus rien?
Pour moi, ça a toujours été le cas. Je fais de la musique parce que c’est ma maîtresse, elle ne m’a jamais trompé. Quand j’ai commencé dans les années 1960, les maisons de disques qui enregistraient du rock’n’roll étaient rares en Europe. Pour faire un album, il fallait faire de la scène. Le rock était une musique alternative, pas conservative du tout. (Il ricane.) C’était une révolte contre le système. Mais plus maintenant. Les groupes d’aujourd’hui, c’est du marketing. Et tout est sur tape. En festival, je rigole quand je vois un guitariste accorder son instrument.
Ces dernières années, la Belgique est devenue un énorme vivier de rappeurs, qui font un carton. Quel est votre avis?
Oui, je connais un peu. Mais il y a un nouveau truc: c’est du trap. Tu connais ça? En Belgique, ça monte.
On vous verra en concert à L’Amalgame, à Yverdon-les-Bains, le 17 janvier 2020 au tout début de votre tournée. Que nous réservez-vous?
Je ne peux pas encore dire à quoi ça ressemblera, je suis très impulsif. En tout cas, c’est la musique qui primera. J’écris tout comme ça, je ne pense pas. Je dis toujours: ce sont les sœurs catholiques qui pensent, elles sont payées pour ça. Tu vois le bazar?
Je vois… Merci Arno.
Sois sage, parce que moi j’ai fait des études pour ça. Et quand tu fais des bêtises ce soir, pense à moi.