Bande dessinée: quand le procureur fédéral se tirait une balle dans la bouche

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Bande dessinéeQuand le procureur fédéral se tirait une balle dans la bouche

Eric Burnand et Matthieu Berthod reviennent sur le suicide de René Dubois, éclaboussé par un scandale politique en 1957. Une affaire étrangement oubliée.

Michel Pralong
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Michel Pralong

Le 23 mars 1957, le procureur fédéral de la Confédération, René Dubois, se tire une balle dans la tête. Premier socialiste à ce poste, celui qui dirigeait le contre-espionnage suisse s’était retrouvé mêlé à un scandale d’écoutes téléphoniques et de divulgation à la France d’informations concernant les mouvements indépendantistes algériens ainsi que sur les activités américaines en Afrique du Nord. Le Conseil fédéral était mal pris et la mort de Dubois, finalement, arrangeait bien les choses. Le coupable s’était désigné tout seul, fin de l’affaire, pas besoin de creuser plus. Et l’affaire tomba rapidement dans les oubliettes de l’histoire.

Mais aujourd’hui, l’ancien journaliste de la RTS, Eric Burnand, qui a déjà signé les scénarios des BD «Le siècle de…», rouvre le dossier. Et il nous conte cette rocambolesque affaire, mise en scène par le dessinateur Matthieu Berthod. Un polar qui ressemble à un bon vieux film d’espionnage américain, sauf que tout se passe en Suisse. Et que tout est vrai.

Journal posthume d’un conseiller fédéral

Cette histoire, Eric Burnand, rencontré ce week-end à BDFIL, en a entendu parler la première fois lorsqu’il travaillait à «L’Hebdo» et que le journal préparait un dossier sur les Accords d’Évian qui, en 1962, ont mis fin à la guerre d’Algérie. «Charles-Henri Favrod (le photographe et journaliste suisse qui a facilité ces accords) nous a alors parlé de l’affaire René Dubois, disant qu’on ne pouvait comprendre la position de la Suisse sans la connaître. C’est vrai qu’elle a créé une énorme tension à l’époque et ce que j’en ai lu alors était déjà passionnant. Je m’étais dit qu’il faudrait la raconter un jour».

Il faut dire qu’à l’époque, le journal intime du conseiller fédéral Markus Feldmann, qui était le chef direct de Dubois, n’était pas encore connu. Il n’a été publié qu’en 2001 et son contenu a révélé que les événements qui ont poussé le procureur au suicide étaient bien plus complexes que les conclusions que l’on en avait tiré. Alors, Eric Burnand avait de quoi replonger dans cette affaire en d’en faire une BD. Il a proposé le scénario au Valaisan Matthieu Berthod. «J’avais lu son adaptation de Ramuz, «L’homme perdu dans le brouillard» et je trouvais que son noir et blanc rugueux conviendrait bien à cette histoire».

Ambiance à la Simenon

Bonne pioche puisque le dessinateur est un lecteur de polar, «Le Berne de ces années-là a une ambiance à la Simenon et les protagonistes de l’affaire ont des «gueules» incroyables. La «Schweizer Illustrierte» faisait aussi beaucoup de reportages photos à l’époque, donc la documentation ne manquait pas. Pour les allées et venues à Berne, je suis allé les faire moi-même en repérage». Il n’y a qu’une chose que Matthieu Berthod ne peut plus voir en peinture: «Le Palais fédéral, je l’ai dessiné sous toutes ses coutures et c’est un bâtiment complexe, je n’en peux plus».

Il figure notamment sur la belle couverture de la BD, avec un pont, symbole s’il en est des échanges d’espions avec d’ailleurs la silhouette de deux d’entre eux. Berthod, qui est également graphiste, a pu se charger de toute la conception du livre et c’est de la belle ouvrage.

Neutralité suisse en question

La BD, intitulée «Berne, nid d’espions», a une étonnante résonance avec notre époque puisque beaucoup ont crié à l’abandon de la sacro-sainte neutralité helvétique, les renseignements suisses ayant collaboré avec ceux de la France. «C’est un pur hasard, puisque j’ai commencé à travailler sur le scénario en 2018, soit bien avant l’invasion russe en Ukraine et les critiques sur la position suisse dans ce conflit, explique Eric Burnand. Mais durant les crises, la question de la neutralité suisse a toujours été délicate. Et après l’affaire Dubois, la Suisse est revenue à ses missions de bons offices».

Alors, Dubois, coupable, complice ou victime? «Le poste de procureur fédéral de la Confédération a toujours été difficile, on continue à le voir ces dernières années. Ce qui est certain, c’est que Dubois a certainement été trop naïf. Arrivé au sommet en arrivant de tout en bas, accumulant bon nombre d’inimitiés, notamment au sein de l’armée suisse sur laquelle il avait enquêté, il était dans un panier de crabes. Quelqu’un a dit: la seule preuve de culpabilité que l’on a contre lui, c’est son suicide».

Pas de famille pour le réhabiliter

Tout lui mettre sur les épaules semble en effet bien exagéré à la lecture de cette BD, mais sa sortie pourrait-elle être l’occasion d’une initiative pour sa réhabilitation? «Nous n’avons eu encore proposition allant dans ce sens, sourient les auteurs. Il faut dire qu’il n’a laissé aucune famille et que, clairement, l’affaire a été quasi enterrée avec lui. Il n’y aurait que Le Locle (NE), sa commune d’origine qui pourrait y voir un intérêt».

Trop fragile, trop seul, René Dubois a préféré la mort à la disgrâce. Une bonne manière de lui rendre justice est de connaître son histoire. Grâce à Eric Burnand et Matthieu Berthod, c’est aujourd’hui possible. La BD se termine d’ailleurs par un passionnant dossier historique qui nous explique notamment ce que sont devenus les autres protagonistes de cette troublante affaire.

«Berne, nid d’espions. L’affaire Dubois 1955-1957», par Éric Burnand et Matthieu Berthod, 186 pages, Éd. Antipodes. Pour la vente en France, un bandeau a été rajouté pour exciter la curiosité du lectorat.

«Berne, nid d’espions. L’affaire Dubois 1955-1957», par Éric Burnand et Matthieu Berthod, 186 pages, Éd. Antipodes. Pour la vente en France, un bandeau a été rajouté pour exciter la curiosité du lectorat.

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