Femme immolée à Lutry (VD) - «Soudain, elle a mis un grand châle sur sa tête»

Publié

Femme immolée à Lutry (VD)«Soudain, elle a mis un grand châle sur sa tête»

Marcela est la sexagénaire qui a tenté de sauver Y. le 2 septembre lors d’une visite de l’Office des poursuites (OP). Depuis son lit d’hôpital, elle nous raconte l’effroyable issue.

Evelyne Emeri
par
Evelyne Emeri

Elle est au CHUV depuis plus d’un mois, lorsque nous la rencontrons. Elle est vivante, malgré des brûlures au 2ème et au 3ème degré. Aux mains, aux pieds, aux jambes. Malgré un visage boursouflé, léché par le feu, cloqué et qui reprend forme. Marcela, c’est cette inconnue qui aidait discrètement Y. à lutter depuis plusieurs années pour conserver son bel appartement des hauts de Lutry, à La Conversion.

Y., 56 ans, infirmière française installée en Suisse de longue date, aimait son métier par-dessus tout. Le jeudi 2 septembre vers 10h, elle a pourtant choisi de s’en aller en s’immolant par le feu sous les yeux incrédules de Marcela, son amie médecin, à ses côtés en ce jour compliqué. Sous les yeux aussi de l’un des trois préposés à l’OP, venus faire visiter son logement à des personnes intéressées avant une mise aux enchères imminente.

«Elle était si bienveillante»

Admise au service de chirurgie plastique et reconstructive après plusieurs greffes de peau - elle vient d’être transférée dans un centre de réhabilitation romand -, Marcela, 65 ans, est médecin. À la retraite depuis peu, la praticienne a rencontré Y. par une connaissance commune: «J’ai compris rapidement qu’elle était en état de nécessité et d’urgence après un burn-out et une hiérarchie qui ne la soutenait pas».

«Y. était si bienveillante, à l’écoute, elle travaillait avec le cœur dans des services hyperpointus. Elle était super aimée par ses patients. Elle a voulu s’autonomiser, se réorienter. Elle a été mal conseillée. C’est le début de sa descente aux enfers. Elle n’arrivait plus à obtenir de prêt, elle ne payait plus ses hypothèques. Les dettes s’accumulaient. Il fallait libérer des fonds.»

«Elle se sentait traquée»

Libérer des fonds pour éviter à tout prix la mise aux enchères du duplex cossu d’Y., Marcela l’a fait à plusieurs reprises: «Ça ne suffisait jamais. Les échéances, les nouvelles poursuites, les impôts impayés, la justice de paix (ndlr. elle avait été temporairement placée sous curatelle)… Elle était submergée par des documents à produire, par la paperasserie. Elle se sentait comme traquée. Malgré son épuisement manifeste, elle s’acharnait, elle travaillait énormément, elle cherchait des solutions.»

La sexagénaire ne détaillera pas les divers montants qu’elle a avancés à Y. pour la sortir de ce tourbillon infernal: «La banque et l’Office des poursuites se renvoyaient la balle. Elle a même accepté l’éventualité de vendre face à des banquiers qui refusaient de renouveler son hypothèque. Puis nous avons eu une petite respiration avec une somme versée conséquente».

«C’était décourageant»

Marcela a voulu reprendre une partie de l’hypothèque de son amie propriétaire: «C’était décourageant pour différentes raisons. La banque avait fixé à Y. des nouveaux taux beaucoup plus élevés. Avant le 2 septembre, nous devions encore payer un montant substantiel. Nous avions l’espoir que ça allait s’arrêter comme en janvier 2021, la vente avait été annulée».

«Le 2 septembre, il s’agissait d’une visite annoncée avant la mise aux enchères prévue le 6 octobre 2021 (ndlr. annulée en raison du drame). Nous avions encore un mois pour trouver une solution. Les acheteurs potentiels devaient venir à 10h. Je suis arrivée à 9h30. J’ai vu une patrouille de police sur le parking, j’ai été étonnée de leur présence. Les agents m’ont dit que c’était la procédure, la routine.»

«Elle était calme mais épuisée»

«Y. m’a servi un café. Elle était calme. On s’est installées au salon. Elle savait que la visite allait avoir lieu. Il lui restait un mois pour essayer de s’en sortir, elle était confiante, poursuit Marcela, Confiante mais épuisée. Quand ça a sonné à la porte, j’ai compris qu’elle disait: «Je ne vais pas laisser faire. Ça ne va pas se passer comme ça. Ça ne peut pas se faire». Y. était attachée à son logement, c’était son havre de protection malgré tous ses ennuis.»

«Elle était devenue hypersensible. Malgré le déchirement, elle voulait être là. Elle avait pourtant tellement peur à chaque contact avec l’Office des poursuites. Je lui ai proposé de s’absenter le temps des visites, elle a refusé. Pourtant le fait que l’on entre chez elle dans ces conditions s’apparentait à la visite d’un monstre qui allait la broyer. Elle était prête à payer, à renégocier. Je ne comprends pas.»

«Je ne m’attendais pas à ce scénario»

Le récit de l’acte désespéré de l’infirmière disparue est plus difficile à raconter pour Marcela: «Je ne m’attendais pas du tout à ce scénario. Nous étions toutes les deux dans le hall d’entrée, un des préposés était vers la porte. Soudain, j’ai vu Y. se mettre un grand châle sur la tête. Y avait-il du liquide inflammable quelque part? Je n’ai pas vu qu’elle s’aspergeait, je n’ai senti aucune odeur particulière. Soit le tissu était déjà imbibé, soit j’ai une amnésie».

«Sur un meuble, il y avait un allume-gaz ou un allume-bougie. On a essayé de l’arrêter avant le feu. J’ai dû la toucher avec mes mains, toucher son châle et, tout d’un coup, la flamme ou le souffle de l’explosion m’est arrivé dessus. J’ai vu mes mains qui brûlaient. Je me suis retrouvée par terre essayant de les éteindre et je suis tombée dans les pommes. J’ai repris connaissance en salle de réveil au CHUV dans l’après-midi après mon opération. C’est là que j’ai appris le décès de Y.»

«Sa force n’a plus suffi»

Notre témoin admet que son vécu est partiel et qu’elle n’a pas assisté à toute la scène: «La police dit qu’elle était dans la salle de bains. Pas pour moi. L’enquête le dira». Avant d’accepter de se faire photographier dans son lit du CHUV, Marcela confie encore: «Je n’ai pas eu le déclic quand elle a dit que «ça n’allait pas se passer comme ça». Elle était soumise à une telle pression. Malgré son affaiblissement, elle travaillait dur pour obtenir de la crédibilité en vue d’obtenir de nouveaux financements».

«Cela lui permettait aussi d’échapper à ce cauchemar. Elle était fragilisée. Elle aimait la vie, elle était optimiste. C’était une battante, une très grande professionnelle. Sa force intérieure et sa détermination n’ont plus suffi. La banque et l’Office des poursuites l’ont harcelée. La limite était dépassée. Elle a tenu le coup au-delà de ce qui est humainement possible. Elle demandait juste un peu de paix pour régler ses dettes. Y. est la victime directe de tout un système que je déplore.»

Ton opinion