Montreux (VD)Tombée du 7e étage: «Toute la famille avait préparé et répété son acte»
Près d’un an après la chute dans le vide de cinq Français depuis le balcon de leur logement de Montreux, le procureur s’apprête à classer l’affaire. L’instruction pénale conclut au suicide collectif prémédité.
- par
- Evelyne Emeri
Le jeudi 24 mars 2022, il y a près d’une année, Montreux se réveillait en état de sidération. Vers 7 h du matin, un père (40 ans), sa femme (41) et sa sœur jumelle, ainsi que les deux enfants du couple, un garçon de 15 ans et une fillette de 8 ans, étaient retrouvés sur le bitume au pied de leur immeuble. Tous morts, après 25 m de chute depuis leur balcon, excepté l’adolescent, miraculé. Un fait divers hors norme qui a plongé la Suisse entière et bien au-delà – la famille érudite était française – dans un monde d’incompréhension et d’inacceptation. Dans un monde de toutes les spéculations.
Hier lundi 20 mars, le procureur Karim Ben Amor a rendu un avis de prochaine clôture qui préconise le classement de l’affaire. Une ordonnance allant dans ce sens sera rendue prochainement. Au vu de l’émotion et de la dimension exceptionnelle de cette affaire, le Ministère public vaudois a tenu à apporter un dernier éclairage en diffusant un communiqué ce mardi 21 mars. En marge de cette communication officielle, lematin.ch a soumis ses questions au parquet. Qui nous répond par la voie de son porte-parole, Vincent Derouand.
La scène du balcon: un mystère
La scène sur le balcon, les cinq membres de cette famille qui montent sur un escabeau et qui se précipitent dans le vide à une minute d’intervalle comme évoqué dans les communiqués du Ministère public et de la police cantonale vaudoise, a-t-elle été captée par une vidéosurveillance du quartier du Casino et/ou vue par des témoins?
Les enquêteurs ne disposent d’aucune image, ni de témoignage oculaire de ce qui s’est déroulé sur le balcon. Cependant, l’absence de trace de lutte dans l’appartement, de même que la présence des deux agents de police derrière la porte verrouillée au moment des faits, ont permis d’écarter l’intervention d’une tierce personne. L’ordre et les intervalles entre chaque chute ont été établis grâce aux images d’une caméra du Casino qui couvrait la zone où les victimes ont été découvertes (ndlr. soit gisant à terre).
Le suicide collectif, piste unique
Est-ce la raison pour laquelle le procureur et les enquêteurs vaudois ont pu, en cinq jours seulement, émettre la thèse du suicide collectif, reconfirmée par la suite?
Ce scénario s’est principalement imposé pour deux raisons: outre la séquence décrite précédemment, les témoignages recueillis soulignaient l’absence de cris lors des sauts; puis, les éléments retrouvés dans l’appartement, à savoir de grandes réserves de nourriture, vêtements, médicaments et produits d’hygiène, de même que la découverte d’un escabeau installé sur le balcon, vraisemblablement utilisé pour enjamber la rambarde.
Vers «un monde meilleur»
Des documents ou même un testament, manuscrits ou sur des supports informatiques, ont-ils été retrouvés au domicile (ou ailleurs) de cette famille française qui vivait en quasi-autarcie? Cas échéant, la volonté de se suicider est-elle émise et confirmée par les trois adultes (père, mère, jumelle de la mère) et, si oui, est-il précisé pour quel motif – ingérence dans leur clan par l’autorité ou autres – devaient-ils agir ainsi?
Outre les réserves accumulées dans l’appartement, les investigations policières ont mis à jour des livres et des documents numériques portant sur les préceptes survivalistes, complotistes et religieux. Le Covid et le déclenchement de la guerre en Ukraine semblaient avoir également affecté les membres de la famille et ceux-ci faisaient montre d’une grande défiance envers tout ce que représentait l’État, notamment l’école et la police.
Selon l’enquête et s’appuyant sur les preuves liées aux croyances religieuses de la famille, celle-ci avait préparé, répété et organisé son départ vers «un monde meilleur» sans toutefois avoir fixé de date précise, en attendant un événement déclencheur. En ne répondant volontairement pas aux multiples sollicitations des autorités vaudoises visant à vérifier le bon déroulement de la scolarisation à domicile du fils, le père a fini par faire l’objet d’un mandat d’amener préfectoral. L’arrivée d’agents de police pour ce motif a été l’élément déclencheur attendu.
Mère et sœur dominantes
Le fils de 15 ans et sa sœur cadette de 8 ans étaient-ils au courant de la marche à suivre – soit sauter du balcon ou autres, autrement dit s’ôter la vie – si l’autorité s’immisçait dans leur huis clos?
Cet acte avait été préalablement préparé et répété par tous les membres de la famille. Concernant la dynamique familiale, l’enquête révèle que la mère et sa sœur présentaient des personnalités dominantes et possessives, contrastant avec un père effacé. Très contrôlantes, elles exerçaient une forte emprise sur les enfants.
Enfants sous emprise
Le 24 mars 2022 vers 06h15, les deux policiers, qui sonnent à la porte en raison de la scolarité à domicile de l’adolescent, réveillent visiblement toute la famille. Très vite, les faits surviennent. Peut-on légitimement penser que les deux enfants, encore endormis, ont été précipités dans le vide par l’un ou l’autre adulte?
De nombreux éléments de l’enquête (répétition préalable, ordre de passage défini, intervalles entre les sauts) tendent vers un acte volontaire de tous les membres de la famille. Encore une fois, les enfants vivaient sous une forte emprise des adultes, principalement des deux femmes, qui les maintenaient dans la croyance d’un monde qui leur était hostile.
Absence de cris saisissante
Comment ces trois adultes, et pire encore les deux enfants, n’ont pas émis le moindre son avant de basculer (d’être projetés?) du 7e étage, n’ont pas crié, appelé au secours? Ont-ils tous sauté de leur propre volonté?
L’absence de cris est certes saisissante, mais renforce l’idée d’un acte volontaire de la part de tous les membres de la famille.
Des sauts non forcés et minutés
Des témoins ont vu des «masses» tomber et prétendent précisément avoir vu le fils se faire projeter. Les deux sœurs auraient sauté, d’elles-mêmes ou pas. Le père se serait élancé en dernier avec sa fillette dans les bras. Pouvez-vous confirmer ceci?
Les enquêteurs ne disposent d’aucune image, ni de témoignage oculaire de ce qui s’est déroulé sur le balcon. Néanmoins, l’absence de cris plaide pour des sauts volontaires et non forcés. Enfin, l’ordre dans lequel les membres de la famille ont chuté, à savoir la sœur jumelle, la mère, la fille, le fils, puis le père, dans un intervalle de 5 minutes, réfute toute hypothèse d’un adulte sautant avec la fillette dans ses bras.
L’influence du poids et de l’élan
Les photos des corps à terre montrent clairement que la petite et le père ont chuté bien plus loin sur la route. Tandis que les jumelles et l’adolescent sont sur le trottoir près du palmier et donc bien plus près de la façade de l’immeuble. Comment expliquez-vous cela?
Plusieurs paramètres, tels que le poids, l’élan, etc. peuvent influer sur la trajectoire d’une chute. Les enquêteurs n’ont toutefois rien relevé de suspect à ce sujet.
Aucune substance chimique
Les analyses toxicologiques ont-elles démontré si l’un ou l’autre membre de la famille était sous l’emprise de médicaments (antidépresseurs), de substances pouvant altérer le discernement (benzodiazépines), de stupéfiants (opiacées)? Autrement dit, l’un ou l’autre a-t-il été drogué pour s’exécuter et sauter?
Le rapport de médecine légale ne relève aucune trace ou lésion sur les corps des victimes, autres que celles liées à la chute, ni de trace de substance chimique dans les organismes.
Le jeune rescapé est rétabli
L’adolescent a pu être entendu par les enquêteurs et n’avait en date du 25 mai 2022 (cf. communiqué du MP/Police) aucun souvenir du moment T. Est-ce toujours le cas et a-t-il pu donner d’autres informations concernant le style de vie de sa famille?
Le jeune survivant a été entendu, mais n’est pas en mesure de faire le récit du déroulement des faits. Il est physiquement rétabli et pris en charge par le Service vaudois des curatelles et tutelles professionnelles. Pour des raisons liées à la protection de sa personnalité, le Ministère public appelle à la plus grande retenue à l’égard de ce mineur. Le style de vie et la dynamique familiale ont été établis sur la base de plusieurs témoignages et de l’analyse des documents trouvés au domicile de la famille.
Pas de fortune personnelle
De quoi vivait cette famille hormis du salaire de la sœur jumelle de la maman (ndlr. orthodontiste sans emploi) qui travaillait à l’extérieur comme ophtalmologue? Le père ingénieur faisait-il vraiment du commerce sur internet? Ou disposaient-ils d’une fortune personnelle?
La famille vivait des revenus de la sœur médecin et du mari, qui était consultant indépendant en informatique.
Mouvances inexistantes
L’inscription sur la porte d’entrée «Jesus is the reason for the season» a donné lieu à de multiples interprétations. Cette famille était-elle proche ou même adepte, voire sous le joug d’un organisme religieux, sectaire ou autre? Ou confirmez-vous «simplement» leur intérêt marqué pour les thèses complotistes et survivalistes (stock de marchandises, de médicaments, de livres…)?
La famille suivait des préceptes religieux. L’enquête n’a pas révélé de lien avec des personnes, des groupes ou des mouvances qui auraient pu inciter les trois adultes à mettre un terme à leurs jours en emportant les deux enfants.
Quid des deux agents?
Comment vont ces deux agents, venus pour un «simple» mandat d’amener? Ont-ils pu reprendre le travail après avoir «déclenché» ce que l’on sait?
Les agents ont été entendus dans le cadre de l’instruction. Le Ministère public n’est pas en mesure de communiquer sur leur activité professionnelle après les événements.