InterviewAdèle Exarchopoulos: «J’ai plongé dans les dessous des vols low-cost»
L’actrice, révélation de «La vie d’Adèle», est éblouissante dans «Rien à foutre», film actuellement en salles qui raconte le quotidien d’une hôtesse de l’air d’une compagnie aérienne.
- par
- Christophe Pinol
Neuf ans après sa Palme d’or obtenue au Festival de Cannes avec Léa Seydoux pour «La vie d’Adèle», les seules Palmes d’or de l’histoire du festival décernées à des actrices – et c’est Steven Spielberg, alors président du jury, qui avait tenu à les récompenser –, Adèle Exarchopoulos trouve dans son dernier film, «Rien à foutre» (actuellement en salles), son rôle le plus marquant. Totalement bouleversante et d’une justesse phénoménale, elle campe une hôtesse de l’air de compagnie low-cost un peu perdue, qui fuit la réalité – notamment la mort de sa mère – en multipliant les voyages, les fêtes et les coups d’un soir.
En nous plongeant dans l’envers d’un décor fascinant, dont on ne connaissait jusqu’ici que la partie visible de l’iceberg, le film s’impose comme un Polaroid du monde moderne, celui d’une certaine jeunesse. Depuis le Maroc, où elle se ressource avant de se préparer pour le Festival de Cannes, où elle présentera deux nouveaux longs métrages, la comédienne nous parle des étonnantes conditions de tournage de ce film aux confins du documentaire.
On ne voit que vous dans «Rien à foutre». De la première à la dernière image, vous le portez admirablement sur vos épaules… Vous attendiez-vous à avoir une telle présence?
Non, pas du tout. Pour la simple et bonne raison qu’Emmanuel Marre, l’un des deux réalisateurs, que j’ai rencontré en premier, avait été très clair dès le départ: il ne voulait pas suivre un scénario précis mais tout réinventer au gré des rencontres, avoir une totale liberté durant le tournage et beaucoup improviser… J’avais vu un de ses courts métrages qui portait un regard plein d’humour et de profondeur sur notre génération et j’avais une totale confiance en lui. Tout comme en Julie Lecoustre, son binôme, que j’ai rencontrée par la suite.
Au début, tous deux envisageaient de confier le rôle à une véritable hôtesse de l’air. Qu’est-ce qui les a amenés à changer leur fusil d’épaule?
Je ne sais pas trop… Ils ont effectivement rencontré des centaines d’hôtesses de l’air avant qu’on se trouve. On m’avait d’ailleurs prévenu: «Ce n’est pas certain que tu aies le rôle, peut-être qu’ils trouveront l’hôtesse dont ils rêvent». Et puis avec Emmanuel, lors de cette rencontre, on s’est plu… Ils m’ont quand même demandé de faire quelques essais, dans une petite chambre d’hôtel, du côté de Bruxelles, toute maquillée avec un costume d’hôtesse, pour être sûrs de leur coup… Il voulait voir comment je portais le rituel de la solitude d’une hôtesse de l’air qui se lève aux aurores, en incapacité d’avoir une vie affective…
Vous avez alors suivi des cours de formation. Comment s’est passée cette phase d’immersion?
Je suis partie avec une compagnie low-cost faire des vols à vide: Paris Madrid, Madrid Londres, Londres Paris… Et j’ai plongé dans les dessous de ces vols, en termes de préparation, de sécurité, de pression des chiffres pour vendre un maximum de produits aux passagers… C’est là que j’ai commencé à comprendre l’un des éléments essentiels du personnage: cette notion de n’avoir aucune prise sur le présent… Un jour, on était sur le point de décoller et je reçois un coup de fil de la directrice d’école de mon jeune fils, qui ne m’appelle en général que lorsqu’il y a un problème. Et là, pendant 3 heures, en plein vol, j’ai réalisé que je ne pouvais rien faire pour lui ou pour les gens que j’aime. Je ne pouvais pas lui parler, pas agir… On réalise tout à coup les contraintes de ce métier, et l’impact de celles-ci sur leur vie.
Il y a aussi cette notion de masque, très présente dans le film, que ces hôtesses doivent afficher, de représentation perpétuelle… Y a-t-il un parallèle à tracer avec ce que vous vivez parfois en tant qu’actrice?
Un peu, oui. Dans les airs, elles doivent se déconnecter de la réalité, oublier leurs problèmes et sourire quoi qu’il arrive. Sans compter ces passagers persuadés qu’ils vont bientôt mourir et que tu dois rassurer. Et à l’exception de ce dernier point, quand nous autres, actrices, on se retrouve en promo, on nous demande un peu la même chose: prendre une certaine posture pour les photos, être jolie, le sourire aux lèvres et oublier aussi nos soucis. D’ailleurs, pour vous montrer à quel point la notion de masque est importante, je me rappelle que lorsque j’étais tombée enceinte, après la Palme d’or au Festival de Cannes pour «La vie d’Adèle», je ne trouvais plus de rôle et j’étais retournée travailler dans le petit kiosque à sandwichs de mon père, où je bossais avant de percer. Et pour les gens, c’était juste inconcevable que l’actrice glamour qu’ils connaissaient leur vende des pop-corn. Quand ils me disaient que je lui ressemblais, j’avais beau leur dire qu’en fait, c’était bien moi, ils étaient persuadés que je leur racontais des bobards: «Vous dites n’importe quoi! Allez, mettez-moi des M&M’s avec ça…».
Les cinéastes ont évoqué un tournage parfois à l’arrache dans les aéroports… Concrètement, comment ça se passait?
On arrivait le matin et j’allais aux toilettes pour me changer et me maquiller… Pour certains aéroports, notamment celui de Dubaï, nous n’avions pas l’autorisation de tourner. Alors on faisait croire qu’on réalisait des scènes pour un mariage entre nous. Il y a eu beaucoup de moments volés ou travaillés dans l’urgence.
Comment ça se travaille, l’improvisation?
Déjà, il faut des réalisateurs qui sachent te mettre suffisamment à l’aise pour que tu puisses t’abandonner totalement. Et c’était le cas. Après, ils ont demandé à beaucoup d’hôtesses ou de personnel de bord de jouer leur propre rôle et ça crée immédiatement quelque chose d’extrêmement naturel. On tournait aussi lors de vrais vols où la production avait proposé aux passagers de voyager gratuitement en échange d’être filmés. Quant aux scènes de fêtes, on s’incrustait carrément dans de vraies fiestas. Après, tout n’était pas improvisé pour autant. On avait quand même un scénario, avec quelques scènes clefs écrites qu’il fallait respecter.
Vous identifiez-vous à cette jeunesse perdue dépeinte dans le film, qui n’a qu’Instagram ou Tinder comme véritable repère?
En partie, oui, parce que je sais comment marche la société aujourd’hui, où tout se consomme très facilement, où on cherche l’approbation en permanence de tout le monde. Je pratique les réseaux sociaux, Instagram souvent pour mon travail, et ça a de très bons côtés. Après, ça commence déjà à m’effrayer pour mon fils. Je n’ai pas envie qu’il tombe dedans trop jeune. Par contre, je suis incapable de faire un Tinder. Je ne juge pas, je suis sûre qu’il y a de belles histoires d’amour de ce côté-là aussi, mais quand ça touche aux sentiments et aux rencontres, les réseaux, ce n’est pas pour moi.
L’an passé, «Rien à foutre» était présenté dans la sélection de la Semaine de la Critique du Festival de Cannes où vous serez présente cette année deux fois, avec «Fumer fait tousser», de Quentin Dupieux, en Sélection officielle, et avec «Les cinq diables», de Léa Mysius, à la Quinzaine des réalisateurs. Vous vous réjouissez? Vous pouvez nous teaser ces deux films?
Cannes, tout dépend avec qui tu le partages. Si mes meilleurs potes sont là, Leïla Bekhti, Tahar Rahim, Géraldine Nakache ou Jonathan Cohen, je sais que je vais m’éclater, oui. Après, pour les films, je n’ai encore pas vu «Fumer fait tousser». Je n’y tiens qu’un petit rôle mais c’est encore un film bien farfelu, avec une équipe de superhéros déchue qui doit se mettre au vert pour dompter ses peurs en se racontant des histoires. Et «Les cinq diables» est un film fantastique où j’interprète une jeune femme qui vit avec son mari et sa fille dans un village. Et cette enfant a des pouvoirs lui permettant de remonter le temps à travers les odeurs et elle va notamment revisiter le passé de sa mère…