Wimbledon 2023: Quand Marc Rosset se met dans la peau du journaliste

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Wimbledon 2023Quand Marc Rosset se met dans la peau du journaliste

Pour le dernier Grand Chelem de notre journaliste Mathieu Aeschmann, le champion olympique a décidé de lui concocter une petite interview. Échange inversé.

Marc Rosset Londres
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Marc Rosset Londres
Marc Rosset et notre journaliste installés sur la terrasse des médias qui surplombe le mythique court No 18 de Wimbledon.

Marc Rosset et notre journaliste installés sur la terrasse des médias qui surplombe le mythique court No 18 de Wimbledon.

L’idée m’est venue juste avant de prendre l’avion pour Londres. Mathieu m’avait dit que ce Wimbledon 2023 serait son dernier tournoi du Grand Chelem en tant que journaliste. J’ai alors repensé à tous nos échanges ces quinze dernières années. Ceux «en off» – comme disent les journalistes – mais surtout la somme de questions «en on» qu’il m’a posée à Wimbledon, Paris, à l’O2 Arena ou par téléphone durant l’année. Et je me suis dit que, pour une fois, ce serait sympa de retourner le micro. Alors j’ai préparé quelques questions et je ne lui ai pas laissé le choix.

Mathieu, c’est ton dernier tournoi. J’avais vécu le mien, comme joueur, avec beaucoup d’émotions. Comment tu te sens?

Je le vis normalement, pour l’instant. En Grand Chelem, il y a un rythme assez répétitif. Tu essaies de placer des magazines en début de quinzaine puis l’actualité prend le dessus. Je suis pris dans ce rythme. Il y aura peut-être des émotions dimanche… Et puis surtout quand ça recommencera sans moi. Moi j’adore l’attente, le lundi matin quand les grilles s’ouvrent: 256 joueurs dans les tableaux, plein de possibles. La nostalgie viendra à ce moment-là.

«Si on me donnait une pilule magique pour retourner sur le circuit, je la prendrais direct.»

Marc Rosset, l’homme qui a battu 14 No 1 mondiaux en carrière

Ce que j’aime dans le commentaire, c’est de revivre des émotions par procuration. Comme tu as goûté aussi à cette ambiance comme joueur, même sans percer, je me demandais si tu marchais aussi à cette motivation?

Ma motivation, mon plaisir viennent de deux choses. Il y a ce que tu décris. C’est beau de pouvoir travailler dans un milieu qui a été ma passion, ma vie d’adolescent. Je peux y retrouver, çà et là, des sensations connues. Mais quelque chose d’autre est plus fort, c’est mon plaisir de raconter. J’adore chercher le meilleur moyen de raconter ce que j’ai vu. Le sport est rempli d’histoires. Un match, peu importe le sport, se compose d’une foule de carrefours: il a pris un chemin mais aurait pu basculer ailleurs. Et j’ai toujours eu envie de témoigner de cette incertitude. Le spectacle sportif n’est jamais déterminé. Il est en suspens ce qui rend sa narration passionnante.

Si de tes quinze ans de tennis, tu devais garder trois matches vécus dans le stade, lesquels choisirais-tu?

Comme je n’étais pas à Melbourne en 2017 et que j’avais quitté Roland-Garros 2015 au matin des demi-finales, je n’ai pas vu ces deux finales mythiques. Donc je vais prendre la finale de Wimbledon 2019, dont je suis sorti complètement broyé. Ensuite, le Wawrinka - Tsonga de Lille parce que voir Stan façon «TGV» imposer sa supériorité dans ce contexte, c’était assez sublime. Et puis le del Potro - Thiem en 2017 à New York. Federer jouait en même temps sur Ashe et j’avais faussé compagnie aux journalistes suisses pour vivre cette ambiance de football. Les Argentins avaient rempli l’anneau supérieur du Grandstand, les deux joueurs sont allés au bout d’eux-mêmes. Une émotion très forte.

J’aimerais avoir ton point de vue sur l’évolution du tennis durant les deux dernières décennies. Parce que je dois t’avouer qu’en commentant Alcaraz - Rune, mercredi, je me suis demandé si c’était ça le tennis des dix prochaines années; à savoir une prise de risques maximale et des échanges très peu construits par rapport aux générations précédentes. T’en penses quoi?

Alors je partage ton ressenti et j’avoue avoir pris plus de plaisir, mercredi, devant Jabeur - Rybakina que Rune - Alcaraz. Après sur l’évolution du jeu, j’ai le sentiment que les joueurs de 2020 ne frappent plus la balle de la même manière que ceux de l’an 2000. Et je pense que la révolution des cordages monofilament, initiée par Kuerten en 1997, est à l’origine de cette mutation de la frappe. Les joueurs de ta génération frappaient la balle de différentes manières. Parfois ils y allaient à fond, parfois ils la portaient, la déviaient, la touchaient. La flexibilité du boyau naturel permettait toutes ces variations. Aujourd’hui, j’ai l’impression que même quand il joue une amortie - et Dieu sait comme elles sont belles - Alcaraz frappe son amortie comme un golfeur qui tape son approche avec son «pitching wedge». Ce n’est pas la même amortie que celle d’Andres Gomez ou Michael Stich. Elle n’est pas touchée pareil. Or cette culture de la frappe influence les choix tactiques et la construction des points. Physiquement, les coups partent des hanches et du bas du corps alors que c’était moins le cas il y a 25 ans. Donc je pense que ces cordages ont profondément transformé le tennis.

Et penses-tu que le jeu d’Alcaraz et de Rune incarne une nouvelle norme? Parce que je n’ai pas le souvenir, même à la grande époque d’Agassi ou Courier, de voir des joueurs qui avaient supprimé à ce point les coups d’attente, les coups de construction.

La norme des années à venir, oui. Mais tout est cyclique. Donc je fais confiance au tennis pour exploiter à fond cette tendance puis générer naturellement son antidote. Le tennis est trop riche pour ne pas trouver tout seul le chemin de sa propre évolution. À mon avis, on verra apparaître un jour une nouvelle génération de tacticiens. Et d’ailleurs, Alcaraz est encore très jeune. Il va sans doute trouver au fil des années les ressources pour faire évoluer ses choix (ndlr: l’interview a été réalisée avant son récital en demi-finale).

Dans un article récent, Judy Murray déplorait que les écoles de tennis n’apprenait plus aux enfants à jouer au tennis, seulement à frapper la balle. Est-ce que tu penses qu’il y a un problème d’approche? Ou est-ce un effet du matériel? On a appris à jouer avec des tout petits tamis, parfois en bois, qui imposaient d’être très précis et aujourd’hui, les raquettes pardonnent beaucoup.

Alors sans doute que l’évolution des raquettes a joué un rôle, ce serait intéressant à creuser. Moi j’ai été frappé par deux autres choses, ces dernières années, en observant l’évolution des jeunes. La première, c’est la disparition du «mini-tennis» dans les clubs. La disparition du lieu, du court de mini-tennis, et de son activité, parce que tu peux faire du mini-tennis dans les carrés. Aujourd’hui, les enfants prennent des leçons ou s’entraînent. Mais ils ne passent pas des heures, comme on le faisait, à tripoter la balle dans des interminables parties de mini-tennis. Or le mini-tennis c’est un peu comme le football de rue, la meilleure école possible pour le toucher de balle. Et la deuxième, c’est que les nombreux bienfaits du programme «Kids tennis», avec les balles adaptées aux différents âges, ont occulté un effet pervers. Avec ces balles adaptées, un enfant de 4 ou 6 ans a toujours un rebond à la bonne hauteur. Il a le temps de préparer son coup. C’est très utile pour fixer une technique. Mais cette évolution a fait disparaître ce qui était le premier défi des enfants des générations précédentes: contrôler une balle qui n’était pas adaptée à leur taille et leur force. Hier, l’enfant devait d’abord contrôler, freiner la balle pour avoir une chance de jouer. Il développait plus sa main que celui d’aujourd’hui qui, dès 4 ans, développe sa frappe. Si l’entraîneur ne prend pas le temps de travailler la main, elle devient la grande oubliée des écoles de tennis.

Mathieu, si tu pouvais remonter le temps et faire rejouer un match, un seul?

Je reviendrais évidemment à 8-7 40-15. Et je murmurerais à l’oreille de Rodge d’oublier la balle de match de l’US Open 2011 pour tenter l’ace slicé côté coup droit.

Pas une première au corps? Je ne comprends pas pourquoi les joueurs oublient à ce point la première au corps… (ndlr. Federer avait raté sa première balle, tentée sur le T)

Là, on sent l’approche du grand serveur. Le service au corps, c’est l’arme des tout grands serveurs (rires).

Je te fais un aveu: si on me donnait une pilule magique pour retourner sur le circuit, je la prendrais direct. Et toi, après avoir vu durant quinze ans le tennis de l’intérieur, est-ce que, aujourd’hui, tu aurais envie de vivre cette vie?

À fond. Je n’ai pas du tout été dégoûté parce que j’ai découvert. Après je constate que les joueurs ont de la peine à embrasser l’entier de l’écosystème tennis. Malgré le travail des agents, beaucoup ne comprennent pas le travail des autres personnes impliquées dans ce microcosme. Et je suis assez convaincu que s’ils faisaient l’effort de mieux comprendre ce petit monde, ils le vivraient encore mieux.

J’avais fait une proposition dans ce sens, un jour. Parce que quand tu es joueur, tu évolues dans ta bulle, tu n’en fais qu’à ta tête, tu trouves qu’untel ou unetelle se comporte mal… Et puis tu retrouves ce petit monde, des années plus tard, tu recroises les gens que tu trouvais hautain ou autre. Et tu réalises que tout le monde change et que tu étais toi aussi à côté de la plaque. Franchement, j’ai presque honte du comportement que j’ai pu avoir parfois dans un tournoi. Alors j’avais proposé que les jeunes, au moment de passer pro, doivent vivre une semaine dans l’organisation d’un tournoi. Et peut-être même une semaine avec des journalistes, pour voir ce qu’est leur quotidien, leurs contraintes. Parce qu’un joueur ne se rend pas compte de ce qui est mis en place pour son bien-être.

C’est clair qu’à l’échelle de la presse, j’ai pu constater que les joueurs, même expérimentés, n’avaient aucune idée du fonctionnement d’un média. Ils ne se rendent pas compte que le journaliste n’est qu’un maillon d’une chaîne de production. Il serait en effet bénéfique que les joueurs en activité aient une meilleure connaissance du contexte dans lequel travaillent leurs partenaires du quotidien.

Dernière question, si tu pouvais interviewer un sportif célèbre, vivant ou mort, en tête-à-tête, tu prendrais qui?

Waouh… Ça, c’est de la question.

Moi, je prendrais Michael Jordan et Ayrton Senna. Et peut-être Mike Tyson.

Alors j’hésite entre Mohamed Ali pour la dimension globale du personnage et Sócrates parce que j’ai toujours été fasciné par le joueur et l’homme.

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