Bande dessinéeComment un OVNI suisse est parvenu au sommet de la BD
Avec son premier livre, le Genevois Martin Panchaud a décroché le plus prestigieux des prix pour un album fait d’infographies. Invité à BDFIL, il nous explique comment cela a été possible.
- par
- Michel Pralong
Le week-end dernier, Martin Panchaud était invité à BDFIL, à Lausanne, pour des dédicaces et des rencontres. Normal, en 2023, tous les festivals ou presque se l’arrachent. Car il a remporté en janvier le Fauve d’or à Angoulême, sacrant la meilleure BD de 2022. C’est la récompense suprême de la BD en Europe (voire dans le monde). C’est exceptionnel de décrocher ce trophée. Et cela l’est encore plus lorsqu’il s’agit du tout premier album d’un auteur.
Il faut dire que «La couleur des choses» est une BD totalement hors du commun. Les dessins sont des infographies et les personnages de l’histoire sont tous vus de dessus, représentés par des cercles de couleur, comme l’on dessinait à l’époque les gags des Mexicains vus d’en haut. La première fois que l’on ouvre ce livre, on se demande ce que c’est que ce truc. Il faut s’accrocher, voire s’y reprendre à plusieurs fois avant d’entrer dans le récit. Et si l’on se fait happer, on se rend alors compte que le scénario est extraordinaire et que ce principe de narration, révolutionnaire, fonctionne la plupart du temps (on oublie toutefois les dessins lors des pages de dialogues suivis).
Un succès dû aux libraires
«Oui, c’est en gros ce que me disent tous les lecteurs que je rencontre, nous confie le Genevois de 41 ans rencontré à BDFIL. Mais le succès de ce livre, je le dois aux libraires». Avant cela, il a fallu l’éditer et cela n’a pas été facile. Dans un premier temps, les éditeurs romands et français l’ont refusé. Une première version est donc sortie en allemand (Édition Moderne) en 2020. «Cela a déjà été un petit succès, avec plusieurs prix récoltés. Mais cela ne m’a pas permis de découvrir le monde de la BD, les interviews, les dédicaces, puisque l’album est paru au début du Covid».
Finalement, après avoir repris son bâton de pèlerin pour faire une nouvelle tournée des éditeurs francophones, il parvient à convaincre les éditions Çà et là qui publient la version française en 2022. «Et là, on a tout de suite senti que quelque chose se passait. Le premier tirage a été épuisé avant la mise en vente et le livre a été réimprimé. Parce que les libraires, qui découvraient l’album, avaient un coup de cœur et en ont recommandé immédiatement, avant même de l’avoir mis en rayon. Un libraire du Mans en avait initialement pris 5, pour voir, il en a tout de suite recommandé 200».
Un prix incitatif… en France
Et cela fonctionne! Les lecteurs sont convaincus par leur libraire et osent se lancer dans cette lecture pas évidente. «Il faut dire qu’en France, son prix est de 24 euros. Cela permet de prendre le risque d’essayer, quitte à ne pas accrocher. En Suisse, c’est plus compliqué, il est vendu autour de 40 francs». Et les librairies spécialisées, qui auraient pu conseiller l’ouvrage, ont fondu encore plus rapidement que les glaciers helvétiques. Les deux phénomènes sont notamment liés à un prix unique du livre que la France applique et que la Suisse a refusé.
Après le succès public, vient la critique. «La couleur des choses» accumule les récompenses dont le Grand Prix de la Critique ACBD et est nominé à Angoulême. «On m’informe de venir à la cérémonie, alors je me dis que j’ai peut-être le prix de la révélation de l’année. Mais les récompenses se suivent et je n’ai toujours rien. Alexandre Astier (l’auteur de «Kaamelott), président du jury, fait durer le suspense. Et alors qu’il termine par le Fauve d’or, il commence à décrire le livre et, soudain, je comprends qu’il parle du mien. Je ne sais plus trop ce qui s’est passé ensuite, je me suis retrouvé sur scène, entouré de journalistes, photographes et caméras».
Révélation, originalité, voilà des prix qui auraient été indiscutables, mais BD de l’année pour un ouvrage si particulier, est-ce justifié? «Ce n’est pas à moi de le dire. Un prix, c’est toujours un concours de circonstances. Si Astier, qui est également un fou de sciences, n’avait pas présidé le jury, je ne l’aurais peut-être pas eu. C’est comme le scénario. Tout le monde me dit qu’il est passionnant, ce qui aide à faire passer ce mode de narration si particulier. Mais cette histoire, je l’ai commencée il y a plus de 10 ans, son esquisse m’ayant permis de recevoir le prix d’encouragement de la Ville de Genève en 2012. Ensuite, les refus successifs des éditeurs m’ont poussé sans cesse à retravailler et améliorer mon histoire et c’est peut-être ce parcours qui a été nécessaire pour que «La couleur des choses» soit ainsi aujourd’hui».
Attendu au tournant pour l’album suivant
Il faut préciser que cette forme si particulière de narration tient à la dyslexie de Martin Panchaud. «Cela m’a poussé à faire des recherches pour trouver une façon nouvelle de relier le texte à l’image, de lire le dessin». Ses dédicaces sont un spectacle également, puisque le Genevois, qui vit à Zurich depuis 2014, sort alors un appareil qui lui permet de reproduire dans le livre du lecteur un dessin de son album. «Aujourd’hui, 40 000 exemplaires de la BD ont été vendus, c’est le plus gros succès de mon petit éditeur. Les grands m’ont refusé, ils aiment de moins en moins prendre des risques, alors que la vente de leurs albums à succès devraient leur permette de le faire. Mais depuis mon prix, certains m’ont approché pour savoir la suite».
Et la suite, quelle sera-t-elle, peut-il faire autre chose et comment rebondir après une consécration suprême dès le début, sachant qu’il sera attendu au tournant? «Ce qui est sûr, c’est que mon agenda 2023 est plein avec tous les festivals qui m’invitent. Je serai notamment à Delémont en juin avant une tournée au Canada pour laquelle je me réjouis beaucoup. J’ai commencé un autre projet, mais qui ne devrait pas aboutir avant 2024 ou 2025. Il faudra que je demande à mon éditeur de me fixer une date limite pour me forcer à avancer. Mais je suis pour l’instant totalement inconscient de la pression que je vais avoir. Aussi parce que je suis entouré de bêta-lecteurs en qui j’ai une absolue confiance.»