Une intelligence artificielle récompensée dans un festival de cinéma

Publié

ParisUne intelligence artificielle récompensée dans un festival de cinéma

Le Nikon Film Festival vient d’attribuer deux prix importants à un court métrage conçu à l’aide d’une IA. Sa réalisatrice, Anna Apter, nous raconte tout.

Christophe Pinol
par
Christophe Pinol

Pauline Maillet

Petite révolution dans le monde du cinéma: le week-end passé, à Paris, le Nikon Film Festival, consacré aux «très courts métrages», a attribué deux prix majeurs (Prix de la critique et Prix de la mise en scène) à un film entièrement conçu avec des images générées par un programme d’intelligence artificielle, Midjourney. Une première dans le domaine!

Ce film, c’est «/imagine», signé de la Française Anna Apter, réalisatrice, scénariste et actrice de deux programmes courts estampillés Canal+, «Mon cher journal» et «Ce sera (peut-être) mieux après», où elle dézinguait déjà les réseaux sociaux. Avec ce court métrage malin, pertinent et visuellement flippant, la cinéaste persiste et signe en s’attaquant à la dérive des Facebook, Instagram ou Twitter. Le tout en à peine 2 minutes et 8 secondes.

Forcément, de par sa nature, le film a déclenché une petite polémique… dont on fait le tour en compagnie de sa réalisatrice.

Je ne savais pas dans quelle mesure le jury allait comprendre la part de l’IA dans mon procédé et ça m’a vraiment touchée qu’ils perçoivent le travail de mise en scène comme étant le mien, et non celui d’une IA

Anna Apter, réalisatrice d’«/imagine»

Avez-vous été surprise de voir votre film couronné de ces deux prix?

Complètement! D’abord, pour l’anecdote, j’ai littéralement soumis mon court métrage au festival à la dernière minute: la deadline était à midi et je l’ai envoyé à 11 h 59. (Elle rit.) Mais sinon, oui, très surprise parce que je l’avais initialement publié sur mon compte Instagram et je craignais qu’il ne soit pas beaucoup vu dans le cadre du festival, qu’il ne se démarque pas. Je tenais à le mettre en ligne sur Instagram étant donné qu’il critique les réseaux sociaux. Après, avec la façon dont j’utilise l’intelligence artificielle, je pensais surtout que mon film ne serait pas vu d’un bon œil… Je n’avais pas donné la moindre explication sur le site du festival, si ce n’est une introduction disant: «Merci aux intelligences artificielles pour le casting», car je voulais qu’on comprenne que les enfants représentés n’existent pas. Je ne savais donc pas dans quelle mesure le jury allait comprendre la part de l’IA dans mon procédé et ça m’a vraiment touchée qu’ils perçoivent le travail de mise en scène comme étant le mien, et non celui d’une IA.

Le jury était présidé par Alexandre Astier, le papa de «Kaamelott», qu’on sait très pointilleux sur les notions d’image et de mise en scène. Vous avez pu en parler de vive voix avec lui?

Non, mais je lui ai envoyé un message sur Instagram, auquel il a répondu en me disant que le prix était tout simplement mérité. J’étais ravie…

Avant de nous pencher sur cette question de l’intelligence artificielle, qu’est-ce qui vous a poussée à aborder de manière si critique les réseaux sociaux?

C’est un sujet qui m’anime depuis un moment. Je suis très ambivalente sur leur utilisation. J’y vois à la fois beaucoup de positif et beaucoup de négatif. J’ai tendance à être très critique, pourtant je m’en sers beaucoup. Comme je suis comédienne, on m’a beaucoup poussée à être plus présente sur les réseaux pour montrer qui je suis, donner envie aux agents de casting de m’appeler. Mais m’exposer ainsi n’est pas dans ma nature et j’ai mis du temps avant de trouver quelque chose à publier qui me ressemble. Sinon, en tant que simple utilisatrice, je passe souvent des heures sur les réseaux et je suis obligée de me fixer des limites de temps pour pouvoir avancer sur mes projets, tellement ça devient un gouffre.

Les enfants représentés dans «/imagine» n’existent pas.

Les enfants représentés dans «/imagine» n’existent pas.

DR

Qu’est-ce qui vous a poussée à utiliser Midjourney pour créer les images de votre film, alors?

Là aussi, je suis très partagée avec ce programme, que je trouve très déroutant: à la fois fascinant et dérangeant. Qui soulève surtout plein de questions sur l’avenir de la création. Ça me touche d’ailleurs particulièrement dans la mesure où j’ai été graphiste et illustratrice: je connais donc les enjeux et je comprends les craintes. Mais je voulais trouver un moyen de me servir de cet outil pour façonner les images que j’avais en tête.

De quelle manière avez-vous procédé?

Je me suis d’abord demandé comment j’aurais aimé mettre en scène mon film si j’avais eu une équipe avec moi: des acteurs, un directeur de la photo… Un vrai budget, quoi! Et j’ai eu l’idée de cette galerie de portraits d’enfants seuls, au regard triste, vide, pour exprimer leur solitude. J’avais donc des images très claires en tête, que j’ai ensuite décrites précisément dans Midjourney: «Un enfant au regard triste, qui fixe la caméra, seul…». Je donnais au programme des descriptions physiques de chaque enfant, des détails sur son environnement: les décors, le mobilier… J’ai aussi précisé la lumière: à quel moment de la journée on était, à quelle saison, dans quelle région du monde on se trouvait… J’ai ainsi généré des centaines de tableaux avant de parvenir à ce que je voulais vraiment. Je les ai ensuite retravaillées sur Photoshop, soit pour enlever des choses générées par l’IA qui ne me plaisaient pas, soit pour en rajouter, comme le portrait de mon chien, qu’on aperçoit dans un cadre à un moment donné. À partir de ce moment-là, j’ai animé les visages, j’ai rajouté des mouvements de caméra. Ou encore des pigeons et les ballons de la fin… Avec les moyens du bord parce que j’ai tout fait seule et que je ne suis pas une spécialiste de l’animation.

Votre film fait polémique… Certains vous reprochent de vous être entièrement reposée sur l’intelligence artificielle, alors qu’en fait vous vous en servez pour y apporter un regard critique…

Je la critique, oui, mais je trouve qu’il y a aussi du bon dans les IA. Mon but était de créer quelque chose en collaboration avec une IA, en non pas qu’elle prenne le contrôle. Et de ce côté-là, je trouve que c’est un programme assez fascinant, qui permet de faire pas mal de choses à moindre coût. Évidemment, il faut que ce soit régulé, notamment pour des questions de droits d’auteur. Mais étant donné que cet outil n’est maintenant pas près de disparaître, il faut apprendre à s’en servir, justement pour ne pas se retrouver dépassé. Après, si on pousse la réflexion, ce n’est pas tant l’IA que j’ai voulu critiquer dans ce film. Plutôt l’artificialité de nos vies. Aujourd’hui, on a peur que les IA nous remplacent et qu’on vive dans un monde complètement artificiel alors qu’on y est déjà depuis longtemps avec les réseaux sociaux, où tout est faux, où on fait semblant de tout un tas de choses, où l’on montre ce qu’on veut bien montrer… Et ça me semblait pertinent d’utiliser l’intelligence artificielle pour expliquer que la frontière entre le vrai et le faux est déjà très floue depuis un moment.

Voyez-vous ce genre de programme comme une menace pour le cinéma?

Ce n’est pas la première fois qu’une technologie s’apprête à remplacer certains corps de métier. À chaque fois, ça crée d’autres métiers. Mais effectivement, en tant qu’actrice ou réalisatrice, je serai peut-être un jour remplacée par une IA; et en tant que scénariste, je le serai peut-être très bientôt par ChatGPT… C’est complètement anxiogène de découvrir qu’une machine exécute en 2 minutes une tâche qui va me prendre bien plus de temps, mais je crois qu’il faut savoir s’adapter… Je ne peux pas prédire l’avenir mais ce qui me semble important, c’est d’avoir un propos, des choses à dire. Et ça, une machine ne pourra pas nous l’enlever! L’idée, c’est d’apprendre à se servir d’une IA pour lui confier un travail fastidieux et nous permettre ainsi d’avoir plus de temps pour développer l’aspect créatif. Je crois vraiment qu’en réalité, ce genre d’outils va nous permettre d’être plus créatifs.

Anna Apter avait des images très claires en tête, qu’elle a ensuite décrites précisément dans le logiciel Midjourney.

Anna Apter avait des images très claires en tête, qu’elle a ensuite décrites précisément dans le logiciel Midjourney.

DR

À quand le long métrage, alors?

Il y a une envie, c’est certain, mais pour l’instant j’ai d’autres projets en gestation. J’écris une série, qui parle de nos rapports les uns aux autres, de notre dépendance aux réseaux sociaux… Et je travaille aussi sur un teaser pour un nouveau festival de cinéma, à Biarritz, où je mélange des prises de vues réelles et des images générées par une IA, là encore à partir d’intentions très précises. Ça m’intéresse d’explorer les frontières entre le vrai et le faux, l’artificiel et le virtuel.

Des Lausannoises primées

A noter que le Grand Prix du Jury ainsi que le Prix International ont été attribués au film suisse «Tears Come From Above», signé par les Lausannoises Margaux Fazio et Manon Stutz. Un film qui raconte la déportation des homosexuels dans les camps de concentration durant la Deuxième Guerre mondiale.

Ton opinion

1 commentaire