Spéculation high-techLes NFT à l’assaut d’Hollywood: retour au temps du Far West
Après l’art et la musique, cette nouvelle technologie s’attaque à la Mecque du cinéma. Pour le meilleur ou pour le pire?
Pour les uns, il ne s’agit que d’une vaste escroquerie. Pour d’autres, de la prochaine révolution numérique. On parle de ces fameux NFT (ces «jetons non fongibles», en français), technologie qui permet d’acheter un certificat de propriété numérique attaché à une œuvre immatérielle et unique. En gros, une donnée qui prouve que vous possédez une sorte d’œuvre dédicacée mais qui ne l’empêche pas d’être partagée et vue par des millions de personnes dans le monde. À l’instar du plus célèbre des NFT, «Everydays: The First 5000 Days», signé de l’artiste Beeple et adjugé il y a un an à 69,3 millions de dollars. Son acheteur possède maintenant un code numérique certifiant qu’il est le propriétaire de l’original mais l’œuvre est pourtant consultable et téléchargeable par tout le monde sur internet.
Et le phénomène prend une ampleur folle. Selon DappRadar, plateforme spécialisée dans les applications décentralisées, les ventes totales de NFT auraient atteint 2,5 milliards de dollars au cours du premier semestre 2021 et grimpé à 4,2 milliards pour le seul mois d’octobre 2021. En janvier 2022, ce sont même près de 5 milliards de dollars qui se sont échangés rien que sur la plateforme de vente la plus populaire du milieu, OpenSea. Un record. Alors pourquoi cet engouement? Parce que tout le système est basé sur la Blockchain, le plus souvent via le protocole Ethereum, et que chaque NFT étant unique, ils sont soumis à la volatilité d’un marché actuellement en pleine euphorie.
Des fans transformés en vache à lait?
Jusqu’à présent, ceux-ci étaient surtout rattachés aux œuvres d’art ou à la musique. Mais ils séduisent aujourd’hui de plus en plus Hollywood. Aussi bien le cinéma que l’univers de la télévision. À l’instar de la chaîne ABC, qui entend bien profiter des derniers instants de sa série phare, «The Walking Dead». Ainsi, alors que Disney+ lançait en Suisse, lundi dernier, le début de la deuxième partie de l’ultime saison, ABC a mis en vente, la veille, une première salve de NFT à l’effigie du show, en collaboration avec l’un des spécialistes du genre, Orange Comet.
D’abord 10’000 «NFT génératifs», créés par des algorithmes d’intelligence artificielle, mettant en scène les personnages emblématiques de la saga (à 50 dollars pièce). Mais également 750 animations originales inspirées des scènes les plus marquantes de la série (cette fois 250 dollars l’unité). Alors on repose la question: faut-il voir dans cette frénésie un nouveau modèle commercial pour les créateurs de contenu ou n’est-ce qu’un énième moyen de transformer les fans en véritables vaches à lait? Probablement un peu des deux.
Tous les studios hollywoodiens se sont en tout cas engouffrés dans la brèche: Lionsgate avec des jetons non fongibles à l’effigie de «Saw», Warner avec 100’000 pièces inspirés de «Matrix» pour la sortie du dernier volet ou encore Disney avec une collection intitulée «Golden Moments» rassemblant des personnages et objets emblématiques du studio… La Fox a même carrément investi 100 millions de dollars dans la création d’une compagnie chargée de développer ses propres NFT, le studio envisageant de distribuer sous cette forme les épisodes complets de «Krapopolis», la nouvelle série d’animation de Dan Harmon, le créateur de «Rick & Morty», prévue courant 2022. But de l’opération: tester une nouvelle façon de distribuer une série.
«Dune» se casse les dents
Parce qu’il faut bien réaliser qu’à l’heure actuelle, tout le monde tâtonne encore pour tenter de trouver le meilleur moyen de tirer parti du phénomène. Au risque de parfois tomber à côté de la plaque, comme Legendary Pictures, en fin d’année dernière, qui avait annoncé le lancement d’une série de NFT autour du film «Dune».
L’opération avait finalement capoté après avoir soulevé l’indignation des fans, jugeant la démarche du studio largement hypocrite compte tenu du message environnemental véhiculé par le roman de Frank Herbert. Car faut-il le rappeler, la blockchain est largement pointée du doigt pour ses aspects extrêmement énergivores. Et même si les NFT sont basés sur une technique de minage réputée moins gourmande que le bitcoin, leur empreinte carbone reste néanmoins importante.
Selon une étude parue dans le New York Times, la création d’un NFT aurait une empreinte écologique de plus de 200 kg de CO2, l’équivalent de 800 km parcouru par une voiture à essence américaine type. Sans compter qu’en dehors de la production des jetons eux-mêmes, il reste ensuite à gérer tout ce qui accompagne la technologie: l’hébergement des œuvres, le processus des échanges ou des mises aux enchères…
Tarantino, sans foi ni loi
Alors comme pour toute ruée vers l’or, la foire d’empoigne règne encore dans le milieu. Certains comparent même ce dernier à une véritable jungle, sans foi ni loi. L’«affaire» Quentin Tarantino en constitue d’ailleurs un bel exemple. En novembre dernier, le réalisateur annonçait vouloir mettre en vente 7 scènes inédites tirées du scénario de «Pulp Fiction» sous la forme de NFT.
Miramax, propriétaire des droits du film, avait commencé par le menacer d’un procès, mais le cinéaste n’avait rien voulu entendre et la vente du premier NFT «Pulp Fiction» avait bel et bien eu lieu le 24 janvier dernier, attribué à 1,1 million de dollars.
Sauf que quelques jours plus tard, la plateforme annulait toute l’opération «Pulp Fiction», sous un obscur prétexte relatif à la volatilité du marché… Étrangement, le jour même de la vente, l’artiste Andrew Cremeans révélait sur Twitter qu’une de ses illustrations avait servi à promouvoir à son insu le lancement de la collection: «Il semblerait que Quentin Tarantino ait utilisé mon art sans mon autorisation pour vendre ses NFT, y déclarait l’artiste. Mon œuvre, «Jules & Vincent», a été conçue en 2017 comme une déclaration d’amour à l’un de mes films préférés et j’aurais été heureux de faire partie de l’aventure si on me l’avait simplement demandé (…). Mais je dois avouer être déçu de la voir utilisée pour engranger de l’argent dont je ne verrai jamais la couleur». Alors est-ce ce tweet qui a enrayé la machine? Difficile à dire…
Un premier film entièrement financé en NFT
Toujours est-il que certains se sentent aujourd’hui pousser des ailes, au point de carrément envisager les NFT comme un moyen à part entière pour financer des films. En décembre dernier, Niels Juul (l’un des producteurs de «The Irishman», de Martin Scorsese) a ainsi fondé NFT Studios dans le but de produire le premier long métrage entièrement conçu sur la base de ce système. Il prévoyait ainsi de mettre 10’000 jetons en vente pour réunir les 8 à 10 millions de dollars nécessaires au montage financier de «A Wing and a Prayer», qui racontera l’histoire vraie du britannique Brian Milton, qui avait entrepris, en 1998, le premier tour du monde en ULM sur un coup de tête.
Objectif? Offrir une nouvelle manière de produire des films indépendants, en contournant le système des studios puisque ceux-ci sont de plus en plus frileux lorsqu’il s’agit de financer des films à petits budgets. Le tout en garantissant aux «investisseurs» une part des recettes du film et notamment la possibilité de venir sur le tournage pour rencontrer les stars. En soi, le système s’apparente peu ou prou à celui des plateformes de financement participatif. La seule différence étant qu’ici, on peut toujours essayer de revendre ses jetons si on voit le vent tourner.
Une annonce puis plus de nouvelles
Le problème, c’est que le producteur avait promis d’annoncer le casting et le nom du metteur en scène affilié au long métrage avant l’inauguration du Festival du Film de Berlin. Or, celui-ci s’est terminé il y a quelques jours sans qu’on ait de nouvelles du projet. Faut-il alors y voir un échec du financement? Un signe que toute cette bulle spéculative est effectivement sur le point d’éclater, comme le prédisent certains? Ou tout simplement les signes d’un marché encore trop jeune et trop incertain?
Une chose est sûre: après les effets dévastateurs de la crise du Covid-19, les studios et les producteurs sont désespérément à la recherche de nouvelles sources de revenu et ces NFT sont en l’occurrence une véritable mine d’or. Mais entre les problèmes de droits d’auteur et de propriété intellectuelle, de fraude, de piratage et de vol qui plombent encore le milieu, il va d’abord falloir sérieusement assainir le marché avant d’aller plus loin.