CinémaJordan Peele: «Je cherche à démolir les cases»
Le cinéaste et producteur oscarisé a sauvé la sortie de «Monkey Man», film de vengeance maudit signé Dev Patel en salle mercredi. Il évoque ses raisons, sa passion du septième art et ses projets.
- par
- Miguel Cid, Londres
Dev Patel doit une fière chandelle à Jordan Peele. Star de «Slumdog Millionaire», «Lion» et «Indian Palace», l’acteur britannique souhaitait avec «Monkey Man» concrétiser un rêve d’enfant: jouer un héros de film d’action à la peau brune. Pour parvenir à ses fins, il avait même scénarisé, dirigé et produit ce film de vengeance inspiré de John Wick, Bruce Lee et Bollywood.
Campé en Inde, ce thriller d’une brutalité et beauté rares, raconte l’odyssée de Kid. Enfant, celui-ci est témoin du viol et meurtre de sa mère par un chef de police corrompu, envoyé par un gourou au pouvoir pour chasser les habitants de son village de leurs terres. Plus tard, il gagne sa vie en se faisant tabasser sur le ring, affublé d’un masque de gorille, dans un fight club miteux. Mais Kid se prépare à venger sa mère et son village en infiltrant le cercle corrompu de l’élite au pouvoir et se transforme en une formidable machine à tuer. Il s’inspire de Hanuman, dieu au visage de singe de la mythologie hindoue, que sa mère lui avait fait découvrir.
Hélas, tout ce qui pouvait foirer à foiré pour Dev Patel. Prévu en 2020 en Inde, le tournage a failli être annulé et s’est finalement déroulé en pleine pandémie en Indonésie. L’acteur s’est fracturé la main lors de sa première scène de combat mais a continué à jongler entre ses différentes casquettes. Une fois l’ouvrage achevé et ses droits vendus à Netflix, la plate-forme a renoncé à le diffuser. Le géant du streaming aurait eu peur de froisser le public indien avec le message politique du film, une critique voilée du Premier ministre Narendra Modi.
Entre en scène Jordan Peele, ancien humoriste reconverti en cinéaste oscarisé de premier plan en une poignée de films à grand succès où horreur, satire et commentaire social font bon ménage: «Get Out» (2017), «Us» (2019) et «Nope» (2022). Le surdoué américain de 45 ans a aussi produit « BlacKkKlansman » (2018), de Spike Lee, qui a raflé le Grand Prix à Cannes et l’Oscar du meilleur scénario adapté. Il a décidé de coproduire «Monkey Man» avec sa société, Monkeypaw, et convaincu Universal d’acquérir le film qui sort dans les salles romandes mercredi 17 avril.
Jordan Peele nous a accordé un entretien dans un palace londonien pour évoquer les raisons de son choix, sa passion du cinéma et ses projets.
À quel stade avez-vous découvert «Monkey Man»?
J’ai reçu un appel pour que je regarde ce film qui était probablement monté à 90%. On m’a juste signalé qu’il s’agissait d’un film d’action de Dev Patel mais je n’ai pas tout de suite compris qu’il l’avait réalisé. Quand j’ai commencé à le regarder, j’ai sincèrement cru qu’il était dirigé par un cinéaste chevronné de Bollywood. Et puis j’ai appris que Dev Patel était aussi derrière la caméra. Je l’ai immédiatement appelé et lui ai dit: «Écoute, j’ai entendu que tu es à deux doigts d’échouer avec ce projet. On est tous passés par là, mais j’ai vu que tu as surmonté chaque obstacle que tu as rencontré et c’est comme ça que naît le bon cinéma. C’est ce que tu as entre tes mains.» Et je suis tombé amoureux du film.
Il se glisse bien dans votre portfolio en quelque sorte et donne une voix à ceux qui n’en ont pas. Ce n’est pas juste un film d’action, il a un message politique.
À plusieurs égards, je pense que c’est un film qui ne devrait pas exister. Je pourrais citer plein de raisons pour lesquelles il représente un risque qu’un studio n’aurait pas nécessairement pris il y a quelques années. Le film m’a plu pour plusieurs raisons. C’est une histoire géniale et originale sur un héros à la peau brune, mais avant tout c’est un film que les gens peuvent apprécier ensemble dans une salle obscure. Et vous savez comme je dis souvent qu’un film qui encourage le public à manifester une réaction audible possède une plus-value à mes yeux. À la base, je suis un humoriste et le truc avec le rire, c’est qu’on rit plus fort en compagnie des autres. Idem pour le reste. Cela s’explique en partie par le fait qu’on est exalté quand on réalise avoir quelque chose en commun avec tout le monde. Cela se produit aussi quand on crie ou on pleure. Et ce film touche un peu à tout ça.
Vous avez pris le film des mains de Netflix. Peut-on imaginer que ce genre de chose arrive plus souvent à l’avenir ?
Je l’espère. Évidemment, on pourra regarder tous les films en streaming jusqu’à la fin des temps et donc il est rare de pouvoir profiter en salle de films vraiment spéciaux. Je suis tombé amoureux du cinéma dans les salles obscures. La vérité, c’est que le paysage médiatique est si vaste et évolue tellement vite qu’il existe une opportunité de forger une nouvelle façon de faire les choses. D’après mon expérience, chaque film sur lequel ma société a travaillé est né d’une manière totalement différente. On ne peut pas compter sur un système particulier quand le monde change si vite.
Vous n’êtes pas juste un cinéaste noir mais un artiste avec une vision unique. Dans la veine de Cord Jefferson, l’auteur d’ «American Fiction».
La raison pour laquelle «Monkey Man» est à sa place dans Monkeypaw, est la suivante. Ce que je cherche à faire simplement avec mon art, c’est de démolir les cases. Si l’on m’enferme dans une case, j’essaie d’en sortir pour voir ce qui va se passer. Si je vois quelqu’un d’autre dans cette situation, je vais aussi l’aider à s’en échapper. Quand on démolit quelque chose, il y a généralement une explosion et, avec l’art, il s’agit d’une bonne explosion. Parfois, c’est une qualité intangible qui la provoque, mais chaque grand film a fait ça pour une raison ou une autre. «American Fiction» a démoli une case avec son scénario. C’est aussi ce que Dev a fait. Il a réalisé un film que nous n’avons jamais vu et c’est ce que j’essaie de faire avec Monkeypaw.
Quand avez-vous compris que vous pouviez employer le divertissement comme un cheval de Troie pour faire passer un message, en quelque sorte? Les films à messages sont fréquents, mais les vôtres touchent le grand public.
Je viens de l’univers de la comédie live et du stand-up. Quand j’ai bossé toutes ces années à Amsterdam dans la troupe Boom Chicago, j’ai pu tester les limites de ce qui est drôle ou pas pour un public international. J’ai réalisé qu’il y a des choses dont on n’est pas supposé parler. Mais si on en parle et on le fait bien, le public rit. C’est génial et transcendant. Quand les gens réalisent qu’on a démoli une case, on peut évoquer ce sujet. Il y a plein de façons de prendre un thème tabou et d’en faire de la mauvaise comédie. Et puis, il y a généralement une manière intelligente de procéder. Je suis d’accord avec ceux qui pensent que rien n’est interdit. Il existe toujours un moyen et il faut juste trouver comment faire. C’est ce qui m’a aidé à comprendre quelque chose plus tard sur un film comme «Get Out». Je pouvais prendre le thème de la tension raciale et de la violence raciale qui en pratique n’est pas drôle, y apporter une touche satirique et en faire un film d’horreur. Il s’agit peut-être d’une façon irrespectueuse d’aborder un sujet sérieux, mais si on le fait bien, cela peut s’avérer transcendant.
Que pouvez-vous nous dire de votre projet de jeu vidéo et votre prochain film?
En ce qui concerne le premier, je vais bosser avec Hideo Kojima, le grand créateur de jeux vidéo japonais. Je ne peux pas révéler grand-chose parce qu’il m’a invité dans son univers qui est la chocolaterie Willy Wonka des jeux vidéo. Kojima est un innovateur absolu et c’est un honneur de développer quelque chose avec lui. Je suis en train d’écrire le scénario de mon prochain film. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il m’a fallu deux ans pour comprendre ce que je vais faire. Manifestement, la grève des scénaristes à Hollywood m’a fait prendre du retard, mais je ne vais développer ce projet que si je considère qu’il deviendra mon meilleur film.